L’Aiglon

L’Aiglon, 21-24-26-28 avril 2013, Opéra de Lausanne, Suisse

Compte rendu du site www.concertclassic.com

L’Aiglon à l’Opéra de Lausanne – Une reprise remarquée – Compte-rendu

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L’Aiglon, pièce d’Edmond Rostand créée par Sarah Bernhardt en 1900, remporta un succès populaire, suscitant une véritable empathie pour le sort du duc de Reichstadt, dépossédé du trône par Louis XVIII, condamné à une forme de réclusion à la Cour d’Autriche sous la férule de Metternich, et emporté par la phtisie en 1832 à l’âge de vingt ans. Sur la requête de l’Opéra de Monte-Carlo, Jacques Ibert et Arthur Honegger entreprirent de composer de concert un drame musical, sur un livret parfois grandiloquent d’Henri Caïn ; leur Aiglon fut présenté sur la scène monégasque en 1937. Relativement oublié (on doit pourtant à Pierre Dervaux un enregistrement dans les années 50), l’ouvrage doit sa renaissance à une production marseillaise de 2004 signée Patrice Caurier et Moshe Leiser. En l’absence des protagonistes, c’est à Renée Auphan qu’a été confiée la reprise à Lausanne d’un spectacle dont elle avait été l’instigatrice sur la scène lyrique phocéenne.

Dans de superbes décors de Christian Fenouillat (costumes non moins réussis d’Agostino Cavalca) adaptés à cette période bouleversée, une subtile direction d’acteur permet à L’Aiglon d’atteindre son plein impact, dans les scènes légères (bel acte II traité à la Watteau), comme dans les moments dramatiques (la mort émouvante du héros). Le plateau vocal, de haut vol, place au premier plan l’Aiglon de Carine Séchaye. Portée par une présence théâtrale et un engagement remarquables, elle surmonte sans ciller les difficultés du rôle.

Le Flambeau de Marc Barrard, fidèle Grognard au grand cœur, crève l’écran et fait honneur à l’art de la déclamation et de la diction. Quant au Metternich de Franco Pomponi, il paraît bien moins naturel et un rien compassé dans son attitude intransigeante à l’égard du duc de Reichstadt, mais son personnage, à son corps défendant, n’attire pas vraiment la sympathie. Belles prestations de Marie Karall en duchesse de Parme, de Benoît Capt en maréchal Marmont et surtout de Carole Meyer en Thérèse de Lorget, lectrice de Marie-Louise.

L’Orchestre de chambre de Lausanne, placé sous la direction claire et nuancée de Jean-Yves Ossonce, participe à cette réussite d’ensemble. En fin connaisseur de la musique française, le chef sait maintenir les équilibres et susciter sans cesse la progression dramatique voulue par Honegger (actes II et IV) tout en rendant sa noble élégance à l’écriture d’Ibert (en particulier dans les valses des actes I et III). La tension, palpable lors de l’affrontement entre l’Aiglon et Metternich, trouve son paroxysme lors du tableau visionnaire et cinématographique de la bataille de Wagram, impressionnant de puissance.

Une reprise très remarquée, dont on pourra encore profiter en ce mois de mai, au Grand Théâtre de Tours, avec les mêmes interprètes.

Michel Le Naour

Ibert/Honegger : L’Aiglon – Lausanne, Opéra, 28 avril 2013. Reprise au Grand Théâtre de Tours les 17, 19 et 21 mai 2013 / www.operadetours.fr

Photo : DR

Extrait de la biographie de Jacques Tchamkerten, Arthur Honegger, à propos de la composition de L’Aiglon.

 » Les mois d’été, que la famille Honegger passe à Perros-Guirec, sont largement consacrés à satisfaire une commande singulière qui lui a été passée par le fantasque Raoul Gunsbourg pour l’Opéra de Monte-Carlo : un grand opéra d’après L’Aiglon d’Edmond Rostand, dont il partagera la composition avec Jacques Ibert. Ce dernier raconte dans un entretien les circonstances qui aboutirent à cette collaboration.

Ce fut un accident de voiture qui nous amena, Honegger et moi, à décider de notre collaboration […]. Depuis longtemps déjà, les Rostand et Henri Cain m’avaient demandé si je voulais écrire la partition de L’Aiglon. Ils avaient également pressenti Honegger. Nous hésitions l’un et l’autre. Le hasard voulut que ma voiture tombât en panne sur le bord d’une route, un jour où Honegger était avec moi. L’Aiglon fit son apparition dans la conversation. Ainsi se décida notre collaboration.1

L’idée d’associer Honegger à Rostand semble être antérieure de plusieurs années à la conception de l’opéra. Une lettre de Rosemonde Gérard2 – non datée mais écrite sans doute peu après les représentations de Judith à Monte-Carlo en février 1926 – en témoigne :

Cher Monsieur,

Absente de Paris depuis assez longtemps, j’apprends brusquement qu’au lieu de vous consacrer à La Princesse lointaine comme nous en étions convenus, vous désirez faire Cyrano de Bergerac.

Je vous avouerai, tout d’abord, que nous sommes, mes fils et moi, très troublés par ce changement. Il y a longtemps – vous le savez par notre conversation de Monte-Carlo – que nous avions eu l’idée de La Princesse lointaine qui nous semblait s’allier si étroitement à votre lyrisme musical, et déjà il nous semblait entendre le sublime bateau qui nous est si cher voguer sur les flots ardents de votre si personnelle harmonie.3

C’est Georges-Martin Witkowsky qui, en 1934, mettra en musique La Princesse lointaine. Cyrano de Bergerac inspirera, quant à lui, un opéra à Franco Alfano deux ans plus tard, et c’est donc L’Aiglon, imposant drame en vers en six actes (dans lequel Sarah Bernhardt trouvera l’un de ses rôles les plus fameux) qui échoit à Honegger.

L’argument raconte le triste destin du Roi de Rome, fils de Napoléon Ier, exilé à Schönbrunn par la volonté du Duc de Metternich, et la pathétique tentative de le ramener en France pour le sacrer empereur sous le nom de Napoléon II. Le drame, qui conjugue habilement émotion et patriotisme, a été confié pour sa transformation en livret d’opéra à un spécialiste du genre, Henri Cain (1857-1937), peintre et auteur dramatique qui, en tant que librettiste, a déjà collaboré avec d’innombrables compositeurs parmi lesquels Massenet, Doret, Widor, Godard, Dupont ou Erlanger. Son travail sera pourtant largement revu par les deux musiciens qui n’hésitent pas à pratiquer de substantielles coupures provoquant la colère du vieux librettiste. Ils se répartissent le travail en fonction de leur tempérament et de leur esthétique respectifs. Ibert prend en charge le premier acte, brillante peinture de la cour de Schönbrunn, et le dernier, avec la mort de l’Aiglon. Honegger se chargera des deuxième, troisième et quatrième4, plus dramatiques, avec notamment la saisissante évocation de la bataille de Wagram. Malgré sa coupe en cinq actes et ses nombreux rebondissements, l’ouvrage n’excède pas une heure et demie et frappe par la rapidité quasi ciné­matographique de son déroulement. Dépassant le caractère quelque peu grandiloquent de la pièce, il témoigne d’une exceptionnelle efficacité dramatique qui n’est pas sans rappeler celle de Puccini et des véristes italiens. Ayant clairement manifesté l’intention d’écrire un opéra populaire, articulé en airs et en ensembles, sans complications de langage, les deux auteurs n’en ont pas moins conservé leur propre personnalité, sans que jamais l’addition de celles-ci ne nuise à l’homogénéité de l’ensemble. Par ailleurs, ils atteignent dans plusieurs scènes de l’œuvre à une très authentique émotion. L’Aiglon réalisera pleinement les attentes de ses auteurs et la création à l’Opéra de Monte-Carlo le 10 mars 1937 (avec des vedettes telles que Fanny Heldy ou Vanni-Marcoux) obtient un succès triomphal, confirmé lors de la reprise à l’Opéra de Paris en septembre de la même année.

Durant l’hiver 1936-1937, Honegger travaille à diverses commandes, planche sur de nouvelles musiques de film et met la dernière main à l’orchestration de L’Aiglon.  »

Tchamkerten Jacques, Arthur Honegger, Editions Papillon, 2005, pp. 152-154.


1 Cité in L’Aiglon de Jacques Ibert et Arthur Honegger. Drame musical en cinq actes. Livret d’après la pièce d’Edmond Rostand par Henri Cain. Présentation d’André Segond. Opéra de Marseille/Actes Sud, Arles, 2004, pp. 50-51.

2 Veuve d’Edmond Rostand et poétesse célèbre en son temps.

3 Lettre de Rosemonde Gérard à Arthur Honegger, non datée [1926]. Document original : propriété de la Fondation Paul Sacher (Bâle), Collection Arthur Honegger.

4 Au quatrième acte, un duo jugé trop « kitsch » par Honegger à la création sera remplacé, pour la reprise à l’Opéra de Paris, par une grande suite de valses, dans la manière de Johann Strauss, composée par Ibert.