25, 26, 28 et 29 juin 2003
Nous vous invitons à découvrir deux textes concernant cette œuvre singulière.
I. Texte de Romain Feist, conservateur à la bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris
Le premier des ballets d’Arthur Honegger composés pour l’Opéra de Paris fut Icare, créé en 1935 au Palais Garnier. La partition, basée sur des rythmes inventés par Serge Lifar lui-même, a prétendument été orchestrée par le chef J.E. Szyfer. Il ne fait cependant pas doute que Honegger soit le véritable auteur de la musique, dont la réalisation devait, à l’origine, être confiée à Igor Markevitch.
Icare remporta d’emblée un vif succès auprès du public, mais la critique fut partagée entre partisans enthousiastes et détracteurs forcenés de la chorégraphie de Lifar. Ainsi, André Boll n’hésite pas à titrer, dans Notre Temps : “La chute d’Icare”. Henry Malherbe se montre également extrêmement sévère dans Le Temps, où il écrit :
Par besoin d’apologie [Lifar] nous jette à la face une philosophie de la danse des plus primaires. Dévoré d’ambition, il va jusqu’à sacrifier la musique à la danse. Place la chorégraphie devant ou hors l’art sonore, c’est mettre la charrue devant les bœufs./p>
Pour faire bonne mesure, Malherbe ajoute :
La seule nouveauté est le pas de l’oie exécuté par les quatre ballerines sur les pointes. Ce pas de l’oie […] est l’un des exercices favoris de Mary Wigman, dont les exhibitions nous ont toujours semblé vilaines, grimaçantes et vulgaires. Avec ses airs de prophète, M. Lifar paraît vouloir chercher ses armes à Essen et à Munich!
En revanche, la façon dont Honegger-Szyfer a tiré parti des rythmes de Serge Lifar, qu’il a arrangés pour 26 instruments à percussion, fait sensation. Les plus ardents défenseurs d’Arthur Honegger se recrutent comme souvent parmi ses confrères compositeurs, tels Paul Le Flem, qui ne boude pas son plaisir dans la revue Comœdia :
Les rythmes employés par M. Szyfer ne recherchent aucune complexité. Ils se répartissent ingénieusement entre une percussion fort affairée puisque, à elle seule, elle assume les responsabilités de tout un orchestre. Quelques contrebasses aux intonations indécises s’y glissent. Notre oreille n’est pas trop surprise par ces commentaires rythmiques qui, bien que privés de l’inflexion mélodique, offrent un incontestable pouvoir évocateur. Ces pianissimi subtils que parcourent de mystérieux frémissements sont chargés d’une vie étrange, lourde parfois de menaces non précisées. Ils se résolvent souvent en dramatiques éclats dont M. Szyfer ne prolonge pas inutilement le tumulte et la puissance. Il pénètre la poésie de ces timbres de l’orchestre et n’abuse pas du déchaînement perpétuel et collectif.
Non sans à-propos, Le Flem rapproche d’ailleurs Icare de la partition d’Ionisation d’Edgar Varèse, presque contemporaine et qui fait également appel à un ensemble de percussions.
De toutes les ballets d’Arthur Honegger, c’est paradoxalement cet Icare, écrit sous pseudonyme, qui fera la plus belle carrière à la scène. Il sera repris en 1938 au Drury Lane Theatre de Londres, puis en 1949 et surtout en 1962 à Garnier, avec de nouveaux décors dus à Pablo Picasso. C’est d’ailleurs dans cette version que l’œuvre s’imposera durablement au répertoire ; elle sera encore montée à l’Opéra de Paris en 1966, 1969 (avec une distribution prestigieuse qui incluait Cyril Atanassov et Wilfriede Piollet), 1984 (avec les tous jeunes Charles Jude et Patrick Dupond) et 1990. En 1993 enfin, le Ballet de l’Opéra lui fera l’honneur d’une représentation à Washington, lors d’une tournée internationale.
Il est difficile de reconstituer avec exactitude l’état de la partition d’Icare en 1935, car le manuscrit – de toute évidence autographe – conservé à la Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris sous la cote A 810a porte les stigmates de la reprise de 1962, où diverses coupures et modifications sont intervenues post mortem, notamment en ce qui concerne les indications métronomiques. De multiples annotations ont été rajoutées au crayon, et d’autres, malheureusement gommées, alors qu’elles se rapportaient à la création de 1935.
Sur la page de garde, deux esquisses suggérant une disposition possible de l’orchestre dans la fosse, et datant vraisemblablement de la reprise de 1962, ont été préservées.
Leur intérêt est plus qu’anecdotique, car elles sont la traduction des préoccupations esthétiques de Honegger, qui allaient bien plus loin qu’une “orchestration de rythmes que n’importe quel apprenti-compositeur pouvait réaliser”.
La répartition des instruments telle qu’elle est suggérée correspond au regroupement des percussions en blocs de timbres homogènes voulus par Honegger :
Bloc I – Triangle + Enclumes + Cymbales antiques (les fameux “Crotales” chers à Strawinsky) + Cymbale suspendue + Petite cymbale + Grande cymbale
Bloc II – Castagnettes + Woodblocks + Xylophone + Maracas + Fouet + Petite crécelle + Grande crécelle
Bloc III – Tambour de Basque + Tambourin + Tambour sans timbre + Caisse claire + Caisse roulante
Bloc IV – Timbales (en Mi – Mib / Sol et La / Do) + Grosse caisse
Bloc V – Gong + Tam-Tam + Tonnerre + Machine à vent
A cela s’ajoutent des contrebasses, au nombre de deux lors de la création en 1935, et augmentées à 4 en 1962.
Le ballet est articulé en huit sections illustrant l’action décrite par Serge Lifar dans le Monde musical du 31 juillet 1935 :
Des jeunes gens et des esclaves nègres arrivent au galop sur des coursiers. Ils donnent libre cours à leur joie et dansent avec frénésie (jeux icariens).
Icare et son père arrivent à leur tour et se mêlent à la foule, le père portant les ailes qu’il a fabriquées pour son fils.
Sous les regards ironiques et les rires de la foule, Icare observe une dernière fois le vol des oiseaux planant au dessus de sa tête. Il se saisit de pigeons et peut-être aussi d’aigles. Quand il se sent tout à fait sûr de lui, il fixe les ailes sur ses épaules et s’envole vers les hauteurs. Dans la foule, son père suit son vol d’un air anxieux. Des minutes passent, minutes tragiques, quand soudain on voit tomber quelque chose. Mais ce n’est pas Icare. Le destin du jeune héros s’est accompli. Ce dernier a disparu et ce ne sont que les ailes qui tombaient à terre, ces ailes qui devaient l’élever dans l’infini.
Les huit sections énumérées ci-dessous ne devaient à l’origine former qu’une première grande partie. Une seconde partie, illustrant le cheminement de l’âme d’Icare vers la gloire et l’immortalité, fut finalement abandonnée avant-même la création de l’ouvrage.
Ouverture
N° I Jeunes filles / Entrée des garçons
N° II Entrée de Dédale
N° III Icare
N° IV Garçons
N° V [Sans titre, Entrée des filles]
N° VI Variation
N° VII Mort d’Icare
La Variation subira d’importantes modifications en 1962, se voyant amputée de 21 mesures (38 mesures même, si l’on comptabilise les reprises).
L’effectif instrumental n’est employé au complet que dans l’ouverture, dont la texture est néanmoins très aérée, permettant une identification claire des groupes de percussions dont les timbres différents vont ensuite véritablement structurer l’ouvrage, de manière sans doute plus prégnante encore que les rythmes – relativement simplistes, avouons-le – de Lifar. Arthur Honegger a semble-t-il même montré certain sens de l’abnégation, ignorant les déclarations provocatrices du chorégraphe, qui estimait, en toute modestie que
Le public sera, sans doute, quelque peu surpris de voir un ballet sans musique. Peut-être regrettera-t-il en écoutant les batteries rythmiques que le ballet d’Icare, qui, par son canevas rythmique, ouvre de si larges perspectives au compositeur, soit privé des splendeurs de l’habit musical. Peut-être saura-t-il, au contraire, comprendre et apprécier l’art chorégraphique pur [in Le Monde musical, 31 juillet 1935].
C’était faire assez peu de cas du travail de Honegger, qui a usé de toutes les ressources de son art pour tirer une substance musicale suffisamment conséquente des éléments primitifs suggérés par Lifar. C’est ce que relève assez finement la critique parue dans l’Opinion du 15 juillet 1935 :
[…] Il ne faudrait point croire que M. Lifar ait réglé un ballet sans musique […]. Il serait impossible à M. Lifar de nier ou de renier la musique […]. La danse est en lui quelque chose de trop spontané, de trop naturel, pour qu’il puisse même songer à discuter la musique, le rythme, la mesure. Aussi la partition qu’il a imaginée et dont il a dicté les rythmes, fixé les divisions, indiqué l’accentuation, possède-t-elle tous les caractères authentiques qu’une composition musicale, avec même des qualités de cohésion, une solidité de construction, une ordonnance, qui pourraient être considérées comme exemplaires.
C’est en outre avec un talent extrêmement remarquable que M. Szyfer [alias Honegger…] a su varier, enrichir ces éléments et composer son “orchestration”, en faisant un choix judicieux d’instruments à percussion auxquels il a ajouté des violoncelles [sic], et la richesse réelle des timbres donne à cette musique une intensité, une puissance véritables.
[…] Bien loin de manquer de couleur et d’expression [cette partition] est, au contraire, puissamment évocatrice, chargée d’émotion et de pathétique. Il serait tout à fait faux de dire qu’il suffirait, maintenant, de confier ce canevas à un compositeur, un Stravinsky, un Honegger [!], un Auric… pour écrire de la musique, articulée sur ce schéma ; par une gageure, peut-être singulière, c’est bel et bien, dans sa force inusuelle, une oeuvre musicale achevée, saisissante et complexe, qu’il nous a été donné d’entendre.
Avec un flair remarquable -à moins qu’il n’ait été mis au parfum de la supercherie concernant Szyfer -, le chroniqueur relève encore des éléments de style chers à l’auteur de Pacific 231 :
En outre, en raison du caractère de la Légende choisie, cette musique possède une valeur évocative particulièrement effective ; ces coups, ces stridences, ces sonorités de métal nous introduisent dans un univers de mécanique qui répond singulièrement à ce que nous savons de l’aviation, de ses moteurs, de ses métaux légers et sonores, du ronflement des hélices, du froissement de l’air déchiré par les grandes vitesses…
Il est piquant de constater que les options retenues par Honegger n’étaient pas encore totalement comprises et acceptés il y a à peine quinze ans, puisque le commentaire qui figurait sur la plaquette du spectacle donné au Palais Garnier début 1988 en hommage à Serge Lifar évoquait encore la “musique” d’Icare avec des guillemets!
Comme l’a souligné le critique de l’Opinion, c’est au niveau des timbres que se situe l’apport essentiel de Honegger. Les rythmes de Lifar ne présentent pas de réelle originalité, et ne cassent jamais le moule de la métrique traditionnelle : il n’y à dans Icare aucune mesure irrégulière, et les indications qui se succèdent sont C barré, C, 6/4, 4/4, 3/4, 2/4, et 6/8. Rien que de très conventionnel, et en 1935, Bartók, Varèse ou… Honegger lui-même étaient déjà allés bien plus loin. Le génie du compositeur Suisse aura été de transcender cette apparente banalité par des assemblages sonores raffinés et inédits, tels celui que propose l’Entrée d’Icare (n°III) : le motif rythmique très simple à 3/4 : croche pointée double suivie de deux noires est énoncé d’abord par la timbale en sol, puis doublée à la tierce majeure inférieure par celle en mi b, à la quinte ensuite par celle en Ut et enfin par la timbale grave en La, le tout sur une pédale exécutée au gong dans la nuance piano, et en son vibré.
Dans l’Entrée des garçons (n°IV), l’on retrouve un Honegger habile contrapuntiste – son admiration pour l’oeuvre de Bach n’était pas vaine… – qui détourne des rythmes frustes en une extraordinaire polyphonie de timbres, où les ressources de l’imitation canonique et du hoquet sont mises au service d’une texture à l’élaboration que n’aurait sans doute pas reniée un Ligeti. Ce même souci de raffinement sonore se retrouve à la conclusion de l’entrée des garçons : un banal motif de Sicilienne est énoncé au woodblock et à la caisse claire, puis contrepointé respectivement au tambour de basque et à la caisse roulante, sur les trémolos de la cymbale suspendue et du tam-tam qui créent une sorte de “bruit blanc”, de brouillard harmonique.
Par ailleurs, les motifs donnés par Lifar ne sont pas exclusivement rythmiques puisque le chorégraphe suggère aussi quelques agrégats harmoniques, essentiellement fondés sur des mouvements parallèles de quartes et de quintes censés évoquer l’antiquité. Honegger parvient fort habilement à éviter les clichés convenus en confiant ces motifs aux contrebasses, qui les exécutent en glissando sur une amplitude d’une octave. Avec la machine a vent et le tonnerre, les contrebasses sont les seuls instruments présents dans Icare qui n’appartiennent pas à la famille des percussions. Néanmoins, elles sont utilisées de matière atypique, puisqu’à l’exception des glissandi, Honegger les fait jouer col legno, “sur le bois [de l’archet]”, les transformant de facto en percussions!
Le travail effectué par Arthur Honegger pour Icare est ainsi bien plus qu’une simple “orchestration de rythmes”. Cette ouvrage est véritablement le fruit d’un processus compositionnel original, qui a abouti, comme le souligne avec enthousiasme Émile Vuillermoz dans la revue Excelsior en date du 12 juillet 1935, d’
Une partition parfaitement organisée […], beaucoup plus solidement construite au point de vue rythmique que n’importe quel ballet du répertoire.
Romain Feist
II. Texte d’Huguette Calmel : La collaboration avec Serge Lifar : Icare et Le Cantique des cantiques
« Mon cher Arthur,
Paris, le 2 mai 1935
Je fais appel à toi, car tu es le seul, en ce moment, qui puisse m’aider. As-tu lu le petit manifeste du chorégraphe que je t’ai envoyé il y a un mois ?
Figure-toi que j’ai réussi à le mettre en pratique et que je viens de terminer un ballet où le rythme naît de la danse. Je travaille en studio avec un pianiste : j’invente les mouvements de la chorégraphie, et le pianiste en note le rythme aussitôt. (…)
Qu’en penses-tu ? Ne crois-tu pas que l’on puisse faire là une œuvre totalement nouvelle ? Je suis sûr que tu pourrais m’aider si tu le voulais. Mon nouveau ballet s’appelle Icare. » 1.
Et il ajoute quelques jours après :
« Maintenant, parlons clairement. Tu m’as donné un conseil remarquable, mais il n’y a qu’un seul homme qui puisse le réaliser, et c’est Arthur Honegger. Ne voudrais-tu pas lui demander, en invoquant une amitié de longue date, de s’occuper d’un pauvre chorégraphe empêtré dans ses rythmes et de les orchestrer. Je suis sûr qu’Arthur Honegger fera une œuvre énorme avec les faibles moyens musicaux mis à sa disposition.
Sérieusement, ne crois-tu pas que les deux novateurs que nous sommes devraient être associés sur l’affiche d’une œuvre résolument neuve ? » 2.
C’est par ces quelques lignes que Serge Lifar pose les bases de leur future collaboration. Arthur Honegger n’en était pas à son premier ballet, et de Vérité-Mensonge (1920) à Sémiramis (1933), il avait pu acquérir une expérience certaine de cette musique qu’on oublie. Sa collaboration avec Ida Rubinstein avait déjà donné le jour à Amphion (1929), Les Noces d’Amour et de Psyché (1930), Sémiramis (1933) et, le 2 mai 1935, Jeanne d’Arc au bûcher était en cours d’achèvement 3. Jamais pourtant, il ne reçut semblable proposition d’un chorégraphe.
C’est donc à une nouvelle forme de collaboration que Serge Lifar va inviter la musicien. Il se rend cependant bien compte de l’irréalité d’une union « parfaitement harmonieuse » 4. Si Honegger la rêve en 1932, le chorégraphe, conscient des difficultés qu’elle représente, souligne qu’il ne veut pas « unir, mais séparer, car l’heure de la synthèse n’a pas encore sonné. » 5.
Il est donc nécessaire qu’avant tout, la danse affirme son originalité et sa primauté. Serge Lifar a fort bien compris que, contrairement à ce qu’on pourrait généralement admettre, l’aventure des Ballets Russes a été beaucoup plus celle d’un spectacle total que l’avènement d’un art chorégraphique autonome 6.
« Le cinéma doit procéder à une double libération : il doit permettre au ballet de secouer le joug de la musique (situation actuelle) et à la musique de se libérer du ballet (situation fréquente aux XVIIe et XIXe siècles (…).
Le musicien qui voit une transcription de ma chorégraphie peut s’en inspirer tout aussi bien qu’il s’inspire d’une poésie qu’il a lue (de même, qu’à mon tour, je puis m’inspirer d’un mythe antique, de la « Divine Comédie », ou d’une œuvre moderne poétique ou musicale) et créer une musique sur mon schéma rythmique et dansant qu’il animera d’un feu nouveau.
Toute poésie, même si elle est construite sur une carcasse rythmique invariable, peut donner lieu (et le fait généralement) à plusieurs mélodies qui n’auront rien de commun entre elles (…). Mon canevas rythmique laisse au musicien la plus grande liberté d’inspiration, je n’exige qu’une chose de lui – qu’il laisse intact mon schéma général (…).
Dans le ballet, le musicien et le chorégraphe sont égaux de droit et d’indépendance et peuvent dans la même mesure s’adapter réciproquement. Mais la voie que je suis (du ballet à la musique et non de la musique au ballet) me paraît être la bonne, car « … il est des œuvres musicales que nous ne pouvons danser, alors que tout ballet peut être illustré musicalement, car n’import quelle danse a un potentiel rythmique qu’elle peut transmettre à la musique. » 7.
C’est donc sur les bases ci-dessus définies que Serge Lifar propose à Arthur Honegger une collaboration effective pour Icare et le Cantique des Cantiques.
Icare
Il s’agit ici d’un deuxième essai dont l’idée première remonte à 1932. Le ballet Icare se trouvait déjà en possession de sa musique. Une esquisse chorégraphique de la main de Lifar, réalisée au verso d’un menu de restaurant, porte cette dédicace : « Pour Igor Markevitch, ma commande Ballet – l’envol d’Icare. » 8.
Le projet, réellement très avancé, fut annoncé dans la Revue musicale de septembre-octobre 1934, et précédé d’une audition privée de la partition le 26 juin 1933. Henri Prunières y percevait une influence de certaines musiques d’Extrême-Orient et du lointain Moyen Âge. Lifar renonce pourtant à créer son ballet sur la musique de Markevitch. On peut dire qu’Icare, dans ses deux versions successives, marque le chemin parcouru par le chorégraphe au cours de ces trois années. N’avait-il pas déjà pressenti cette nécessaire évolution lorsqu’en 1930 il monte le ballet Sur le Borysthène ?
« Un demi-échec, rencontré au cours des années précédentes, avait également contribué à me mettre sur la voie de ma vérité. Certes, dès l’époque où je dansais aux Ballets Russes, j’avais senti que je tentais trop souvent d’adapter des pas à un rythme indansable, ou bien au contraire de faire franchement fi de ce rythme pour réaliser, par les seuls privilèges de la danse, des illusions auxquelles tous étaient pris pour leur bonheur d’un instant. Mais c’est ce demi-échec qui me fit prendre conscience de la véritable nécessité d’une mise au point. En 1930, je l’ai dit, j’avais commandé à l’un des plus grands musiciens de la danse, Serge Prokofiev, le ballet Sur le Borysthène. Je fus troublé lorsque je reçus une partition pratiquement intraduisible sur le plan de la danse. » 9.
La première version d’Icare ne le satisfaisant pas, il explique encore cette insatisfaction en la rattachant à la traduction du mythe d’Icare. Elle laisse poindre en réalité une évolution beaucoup plus radicale dont Lifar nous donne un aperçu :
« La réalisation scénique du mystère d’Icare m’a toujours tenté. Dès 1932, je me suis appliqué à la chorégraphie de ce ballet qui devait être une apothéose de l’élévation : l’élévation et l’expression dramatique me furent toujours également chères. Mon premier Icare – celui de 1932 – était déjà dessiné dans ses grandes lignes chorégraphiques lorsque Markevitch en écrivit la partition. Sa musique était d’une généralité, d’une beauté qui ne firent que contribuer au développement de mon inspiration. Je me mis à l’œuvre avec ardeur, pour me heurter immédiatement à la difficulté d’une transcription chorégraphique : la musique était admirable, l’idée de son union avec la danse séduisante, mais je sentais parfaitement qu’il me serait impossible de faire coïncider mon rythme avec celui de Markevitch.
L’année dernière, en me remettant à l’œuvre, j’aperçus enfin dans quelle voie sans issue le ballet s’était engagé. Cette idée née en moi du temps que j’étais danseur, je vis clairement que notre art, si pur, si libre, aliénait son indépendance. » 10.
Il lui restait donc à trouver le musicien qui accepterait ce renversement des valeurs, cette rupture d’équilibre en faveur de l’art chorégraphique.
Ce travail préparatoire effectué, Lifar, par la lettre précédemment citée du 2 mai 1935, sollicite de son ami Honegger un conseil concernant l’orchestration de ses rythmes. Si l’on possède la certitude que l’orchestration d’Icare est incontestablement écrite par l’auteur du Roi David, on constate non moins évidemment que l’œuvre fut signée par Szyfer. Les péripéties de ce transfert sont exposées dans la correspondance échangée entre Lifar et Honegger aux mois de mai et juin de l’année 1935. Le danseur, soucieux de mettre en pratique ses idées exposées dans Le Manifeste du chorégraphe, commence donc par établir un canevas rythmique issu de la chorégraphie ainsi qu’il le précise à Honegger.
Lifar bénéficiait de l’appui de Jacques Rouché, alors directeur du théâtre de l’Opéra, ce dernier paraissant alors convaincu de l’aspect révolutionnaire de l’œuvre. C’est sans doute pourquoi Dali fut pressenti pour créer les décors. Mais son projet ne provoqua pas l’enthousiasme du chorégraphe 11.
Cette proposition de collaboration, car entre temps le danseur ne s’était pas contenté de demander à son ami, mais avait sollicité son concours pour orchestrer ses schémas rythmiques, trouve Honegger fort accueillant : « J’ai un gros travail en train en ce moment pour Ida Rubinstein, mais cela me fera du bien de me détendre un peu avec autre chose », assure-t-il 12.
Mais les difficultés ne tardent pas à apparaître, malgré la bonne volonté évidente et, avouons-le, quelque peu surprenante du musicien. Car enfin, Lifar ne lui demande qu’une orchestration de rythmes que n’importe quel apprenti compositeur pouvait assurer. Il est difficile de préjuger avec Lifar qu’ « … Arthur Honegger fera une œuvre énorme avec les faibles moyens musicaux mis à sa disposition. » 13.
C’est donc peut-être au plan de la conception plus qu’à celui de la réalisation que la collaboration d’Honegger prend toute son importance. Lifar ne voulait-il pas que son idée novatrice fut réalisée par deux auteurs qui, chacun dans sa spécialité, possédait une autorité indiscutable. Et c’est animé d’une foi solide qu’il entreprend de réaliser ce qui risque bien de lui aliéner un certain nombre de musiciens 14.
Soulignons donc ici, une fois de plus, l’accueillante ouverture d’esprit d’Honegger, là où tout autre aurait pu considérer comme indigne un travail musical somme toute assez peu flatteur. Les difficultés vont provenir de l’attitude d’Ida Rubinstein, très évidemment jalouse de Serge Lifar, et qui oblige Honegger à renoncer à la signature de son ouvrage, provoquant la fureur du chorégraphe. Le 9 juillet 1935, Icare, sur les rythmes de Serge Lifar orchestrés par J.E. Szyfer 15, est représenté au théâtre de l’Opéra. Lifar concluera : « C’est dommage pour nous deux et pour l’art en général. » 16. Des rythmes initiaux que Lifar propose à Honegger, il reste une trace dans son ouvrage Le livre de la Danse.
Ce schéma reste fort succinct. Etait-il plus développé dans le projet initial du danseur, ou bien celui-ci a-t-il demandé à Honegger de l’étoffer ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question. Tel quel, il appelle un certain nombre de remarques.
Ainsi que l’avait souligné son auteur dans un article précédemment cité de Comoedia (2 juillet 1935), la seconde partie, primitivement prévue se trouve supprimée dans le projet définitif. Reste donc le premier volet, résumant à sui seul tout le scénario. Deux groupes de rythmes, le premier se rapportant très certainement à la scène des jeux, le second illustrant la mort d’Icare apparaissent ici.
Le premier se découpe en 5 périodes :
La structure rythmique de l’ensemble se présente ainsi :
Ax12,Bx2,Cx2,Dx4,Cx2,Dx3,Cx2,Dx4,Ex12.
Le second volet est nettement plus varié. Il se décompose en 10 formules rythmiques différentes :
Et sa structure se résume ainsi : Ax3,B,CC’,D,E,F,G,I,J.
L’éventail des formules rythmiques reste donc assez restreint, mais la répétition de cellules très simples et très courtes qui caractérisait le premier volet disparaît dans le second au profit d’une plus grande diversité.
La critique se partagea nettement en deux groupes, l’un raillant ouvertement la tentative, l’autre saluant en Serge Lifar un véritable novateur. Nous avons déjà souligné la remarque d’Henry Bénazet dans le Miroir du Monde du 20 juin. Certains mettront en évidence l’antériorité d’autres chorégraphies en ce domaine 17.
Le succès semble avoir salué cette représentation, exceptionnelle à bien des points de vue. Si la relation qu’en fait Lifar ne coïncide pas toujours parfaitement avec celle des critiques, les opinions convergent pourtant en ce qui concerne l’accueil du public : « L’adhésion du public a été immédiate et très vive ; le spectacle a été coupé, à diverses reprises, de salves d’acclamation. » 18.
La lettre que ce dernier adresse à son collaborateur quelques jours après la représentation reflète l’enthousiasme :
« Le rideau se lève, nous venons saluer. Un silence, puis, tout à coup, une rafale, une tempête d’applaudissements : le délire succède au silence. C’est la troisième fois que je connais cette impression qui prouve que l’on a passé la rampe, que l’on a su secouer le public. Je l’ai senti pour la première fois en dansant le Lac des Cygnes, avec Spesivtzeva ; la seconde fois, ce fut après le Fils prodigue, le dernier ballet que j’ai créé chez Diaghilev.
Au second lever de rideau, je vois la salle debout, des gens qui hurlent, électrisés. Il y a eu en tout quinze rappels – un triomphe sans précédent de la danse à l’Opéra. » 19.
Icare illustre donc la tentative de faire de la danse un art parfaitement autonome. Il n’était cependant pas possible de s’en tenir à cet essai, où la disparition totale des éléments mélodique et harmonique, associée à une réduction des moyens orchestraux pouvait faire de cet ouvrage une ébauche intéressante mais devant nécessairement être complétée. « Souviens-toi de ce jour : Icare est un départ pour l’éternité. (…) Nous assistons au début d’une ère nouvelle de la musique et de la danse », conclut Lifar 20.
1. Lettre à Arthur Honegger, Au service de la danse, p.33.
2. Lettre du 27 mai 1935, ibid, p.36.
3. Honegger termine sa partition le 30 août 1935.
4. Le Manifeste du chorégraphe, p.17.
5. Ibid.
6. « Le diaghilevisme » conservé tel quel ne pouvait plus alimenter la danse. L’expressionnisme le pouvait moins encore. Contre lui, je compris que la grande bataille esthétique était engagée : non pas pour des considérations personnelles ou de prestige pour l’Opéra de Paris, mais pour la danse elle-même, son avenir et son histoire, il était nécessaire de lutter contre cet expressionnisme, plein de qualités théâtrales sans doute, mais, à cause des facilités qui le sollicitaient, mortel pour l’essence de la chorégraphie. » (Ma vie, p.161.)
7. Le Manifeste du chorégraphe, p.27-29.
8. Dossier d’œuvre, Bibliothèque de l’Opéra.
9. Ma vie, p.161. Il ne semble pas que l’on puisse reprocher à Serge Lifar une quelconque exagération de ce phénomène. La critique pertinente d’André Levinson confirme en tous points l’impression du chorégraphe. « Jamais encore (écrit-il), pour faire une réussite de cette œuvre qui, malgré tout lui tient au cœur, le jeune maître n’aura dû résoudre de difficultés pareilles. (…) Or, le drame est moins dans le sacrifice de Natacha, les amours contrariés d’Olga, les tribulations de Serge, que dans la lutte du compositeur de danse avec le compositeur de musique, car nous voyons dans cet ouvrage le chorégraphe aux prises avec une partition récalcitrante, presque constamment réfractaire à la saltation, bien que sortie de la plume célèbre qui a signé le Pas d’acier et le Fils prodigue. Aussi devons-nous attribuer à une erreur d’esthétique l’inconsistance imprévue, déconcertante de l’écriture de M. Serge Prokofieff dans cette œuvre de sa maturité. Au lieu d’une articulation vigoureuse, une sorte d’agitation poly-rythmique fait que la musique cède sous les pas des danseurs comme une grève mouvante. Constamment, la trame se déchire, les thèmes tournent court, sans qu’un développement soutenu, qu’un chant continu des cuivres ou des cordes permettent au maître de ballet de dérouler harmonieusement les enchaînements logiques, accomplis, des mouvements et repos. Or, ce débit entrecoupé et terne du discours musical est délibérément – car, virtuose de l’orchestre, M. Prokofieff dispose d’une palette étincelante – estompé par une instrumentation maussade et pauvre, aux timbres criards ou plats. (…) La pièce ne finit pas ; elle s’arrête. C’était donc une gageure que de mettre en scène une œuvre méconnaissant à tel point la nature du spectacle de danse – et cela un lustre après Apollon-Musagète … » (Les visages de la danse, p.149-150).
10. « Sur quelles idées nouvelles j’ai conçu le Ballet ‘Icare’ », Comoedia, 2 juillet 1935.
11. La lettre que Lifar adresse à Rouché le 15 mai 1935 est à la fois comique et révélatrice du malentendu qui menace de s’installer : « Dali était ravi de collaborer avec moi et de travailler pour l’Opéra, mais, malheureusement, notre tentative n’a pas abouti. Hier, il m’a fait voir ses esquisses. Voici d’abord pour les décors : le rideau se lève avant la musique et découvre une toile très belle ; celle-ci se lève à son tour et démasque un rideau de fond, on ne peut plus ridicule, avec trente motocyclettes en marche. Pour les costumes : un Icare complètement nu, coiffé d’un énorme petit pain au lait, avec une mouche, au-dessus du front, sur un fil de fer. Vous voyez comme ce serait commode : adieu les tours et les pirouettes. J’aurais l’air d’un apprenti mitron ou bien d’un monsieur qui prend son apéritif et s’aperçoit tout à coup qu’il a une mouche dans son verre. Pour figurer les ailes, Dali m’a proposé une excellente paire de béquilles – pourquoi pas un morceau de vieux pneu sur le bout du nez ? Pour l’envolée d’Icare, je revêts les chaussures de Little Tich et je prends dans mes mains deux brosses de chiendent. A la fin du ballet, il propose que l’on fasse venir un prêtre installé dans un cercueil comme dans une périssoire, ramant avec une cuiller – pour ramasser Icare à la petite cuiller. J’étais stupéfait et ne savais comment me tirer de là ; il m’a répliqué qu’Eluard et Aragon étaient entièrement d’accord avec lui. Comme vous le voyez, mon cher Directeur, il ne m’est pas possible de partager la responsabilité d’une aussi ‘audacieuse bêtise’, bien que je passe pour un esprit révolutionnaire. » (Au service de la danse, p.34-35).
12. Ibid, p.37.
13. Ibid, p.33.
14. La lettre qu’il adresse à son ami le 15 juin 1935 porte la marque d’un indéniable enthousiasme: « J’ai entendu pour la première fois la partition, et j’en suis enthousiasmé comme tu le seras quand tu l’entendras à la prochaine répétition, où tu viendras, n’est-ce-pas comme tu me l’as promis ? Il résulte de ce martèlement continu du rythme dépouillé de toute fioriture mélodique, de cette fusion absolue avec la danse, un spectacle d’une sobriété et d’une intensité prodigieuses. Tantôt le volume sonore écrase par sa puissance, tantôt le demi-silence, le chuchotement de la musique accroît par un effet de contraste la portée dramatique du geste et son lyrisme corporel. Je suis sûr que nous allons triompher, quoi qu’en disent les musiciens qui ont entrepris contre nous une campagne sournoise. » (Ibid, p.37).
15. J.E. Szyfer est le chef d’orchestre qui dirigea Icare. Ayant aidé Honegger à orchestrer l’ouvrage, il était tout naturellement désigné pour signer à sa place. Il semble que ce soit Honegger lui-même qui ait proposé cette solution, Lifar ayant précédemment refusé de jouer ce rôle, comme en témoigne cet extrait de lettre du musicien au chorégraphe : « Je ne vois qu’un moyen de tourner la difficulté (car je ne veux pas blesser Rubinstein qui a toujours été chic avec moi, tu le comprends), c’est de demander à Szyfer de signer la partition. Puisqu’il était au courant de la chose et qu’il m’a même donné un coup de main et qu’il doit diriger, cela me semble tout indiqué. Parle-lui en et présente lui la chose comme un service qu’il me rendrait. Je lui en parlerai de mon côté, à moins que tu ne signes toi-même, ce qui, au fond, ne serait pas si mal. Tu sais qu’il y a beaucoup de compositeurs même en renom qui font orchestrer leur musique par d’autres sans pour cela céder leurs droits d’auteurs. » (Ibid, p.39).
16. « Lettre à Honegger du 28 juin 1935 », Ibid, p.39.
17. Gabriel Grovlez écrit : « Monsieur Lifar ignore sans doute que les chorégraphes des XVIIe et XVIIIe siècles (et même ceux du début du XIXe siècle), n’agissaient pas autrement. (…) Il y a une vingtaine d’années, alors que M. Jacques Rouché présidait aux destinées du Théâtre des Arts, il confia à Monsieur Jean d’Udine la mission de régler quelques danses pour Mme Trouhanova. M. d’Udine me donna un texte rythmique des danses qu’il voulait régler, texte sur lequel il me fut aisé d’écrire une partition entièrement musicale. » Il semble en effet, que la composition de musique de ballet sur des rythmes préétablis ait déjà été pratiquée, mais qu’elle utilisait de préférence des rythmes de danse tels que gavotte, menuets, etc. (« Que pensez-vous de la Danse sans musique », Comoedia, août-septembre 1935, Dossier d’œuvre, Bibliothèque de l’Opéra.) Alexandre Tansman souligne également sa propre participation à une entreprise de ce genre pour une danse d’Orphée, composée par Alexandre Sakharoff en 1924 sur un plan chorégraphique préétabli (Ibid.). Quant à la première manifestation dansée sans musique ou sur de simples bruits, c’est sans doute à Isadora Duncan et à Mary Wigman qu’on doit en attribuer le mérite : « A la fin des ballets, l’orchestre parti, Isadora Duncan dansait la Jeune fille et la Mort. » (Lisa Duncan, « Que pensez-vous de la Danse sans musique », ibid.) « Quant à Mary Wigman, elle faisait accompagner ses danses seulement de bruits rythmés, provoqués par des instruments barbares. Il en résultait une danse brutale et saccadée. » (Ibid.)
18. L’opinion, 15 juillet 1935, Dossier d’œuvre, Bibliothèque de l’Opéra.
19. Au service de la danse, p.41.
20. Ibid., p.42.