Publication de la Correspondance musicale de Paul Claudel

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Si l’on connaissait, depuis longtemps, les lettres que Paul Claudel a échangées avec Darius Milhaud, il n’en était pas de même des autres correspondances du poète avec des musiciens. Or, tout au long de sa vie, Claudel a été sollicité par des compositeurs : Florent Schmitt qui, en 1909, a imaginé un projet d’opéra sur Tête d’Or, puis, en 1922, Jacques Benoist-Méchin sur La Ville. En 1927, la rencontre avec Germaine Tailleferre est à l’origine de la réalisation d’une musique de scène pour Sous le rempart d’Athènes, tandis qu’un déjeuner avec Edgar Varèse aurait dû déboucher sur une collaboration inattendue. En 1934, le compositeur allemand Walter Braunfels écrit un opéra sur L’Annonce faite à Marie. Surtout, sous l’égide d’Ida Rubinstein, naît la même année la collaboration avec Arthur Honegger, considérable par l’importance et la qualité des œuvres produites : Jeanne d’Arc au bûcher, La Danse des morts, et la musique du Soulier de satin mis en scène par Jean-Louis Barrault en 1943. En 1938, la même mécène tente de réunir Claudel et Strawinsky sur un projet commun finalement abandonné. Enfin, en 1953, le poète reçoit une commande de l’Unesco qui l’amène à collaborer avec Paul Hindemith pour un Cantique de l’Espérance, bientôt inséré au sein d’une Suite lyrique en trois parties. À cela s’ajoute la correspondance poursuivie avec Joseph Samson, maître de chapelle de la Cathédrale de Dijon, mais aussi compositeur et critique littéraire.

Cet ouvrage rassemble ces différentes correspondances, pour la plupart jusque-là inédites. Elles permettent de pénétrer au sein du travail de collaboration entre l’écrivain et ses musiciens, de suivre l’histoire de ces œuvres, mais aussi de découvrir la pensée musicale de Claudel, étonnamment moderne et originale.

Paul Claudel, correspondance musicale, réunie, présentée et annotée par Pascal Lécroart, Genève,
Editions Papillon, « 7e note », 2007.


Publication chez Salabert de Deux Pièces pour flûte, harpe et cordes

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Salabert a réuni dans cette partition :

Prélude et postlude pour L’Ombre de la ravine
Introduction et danse

Arthur Honegger, Deux Pièces pour flûte, harpe et cordes, Paris, Editions Salabert, 1992.


Publication chez Salabert des oeuvres pour violon

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Salabert a réuni dans cette partition :

Sonate n°1, pour violon et piano
Sonate n°1, note éditoriale
Sonate n°2, pour violon et piano
Sonate n°2, note éditoriale
Arioson pour violon et piano
Morceau de concours, pour violon et piano

Arthur Honegger, Oeuvres pour violon, Paris, Editions Salabert, 2005.


Nouvelle biographie

Publication d’une nouvelle biographie d’Arthur Honegger

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Voici l’avant-propos de cette biographie due à Jacques Tchamkerten et éditée par Papillon ; il définit parfaitement la tonalité de cet ouvrage qui constitue une excellente entrée dans la vie et l’oeuvre du compositeur.

Ami lecteur,

Tu t’intéresses à Arthur Honegger et tu fais bien, car le génie de ce compositeur a donné à la musique quelques-unes des plus belles œuvres de tous les temps.

L’auteur de ce livre te doit un avertissement : si tu recherches un récit de la vie du musicien au jour le jour, une étude minutieuse de ses partitions ou encore des analyses exhaustives de celles-ci, alors passe ton chemin ! D’autres se sont livrés à ce travail avec ferveur et compétence, notamment Harry Halbreich dont les ouvrages, qui constituent les sources d’étude les plus approfondies consacrées à l’auteur du Roi David, seront à même de combler tes attentes.

En revanche, si tu souhaites te familiariser avec cet immense créateur, connaître son parcours durant les cinquante premières années, particulièrement troublées, du XXe siècle, ou encore te laisser guider – au moyen d’analyses succinctes – à travers quelques-unes de ses œuvres principales, alors ce volume est peut-être pour toi.

Si, au terme de sa lecture, il te semble que le monde d’Arthur Honegger t’est devenu plus proche, que l’art et le message du musicien t’apportent un enrichissement que tu ne soupçonnais pas, alors tu auras offert à l’auteur la plus belle des récompenses…


Symphonie n° 3

Arthur Honegger, Symphonie n° 3, « Symphonie liturgique », arrangement pour deux pianos, Dimitri Chostakovitch

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Achevée en 1946 dans l’immédiat après-guerre, la Symphonie liturgique d’Honegger est une partition sombre et dramatique, dénonçant la brutalité et la barbarie des sociétés modernes, mais dont l’épilogue final laisse poindre, à travers le chant d’un oiseau, une lueur d’espoir.

Tout comme Honegger, Chostakovitch s’interroge avec angoisse sur la condition de l’homme dans le monde moderne. Aussi n’est-il pas étonnant de le voir concerné par la partition de son confrère. Chostakovitch était un maître incontesté de la symphonie du XXe siècle ainsi qu’un excellent pianiste. Il transcrivit pour deux pianos la Symphonie liturgique d’Honegger probablement en 1947, très peu de temps après l’achèvement de l’oeuvre originale.

Par le biais de cette transcription, le compositeur russe nous offre un éclairage particulier de la Symphonie liturgique, mettant en évidence avant tout son architecture magistrale.

Présentée ici en première mondiale, cette version pour deux pianos devrait s’imposer très rapidement au répertoire des duos pianistiques.

Texte: Gérald Hugon
Editions Salabert / BMG


Lettres à ses parents

Arthur Honegger. Lettres à ses parents (1914-1922)

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Avant-propos

Arthur Honegger fut un épistolier prolifique et régulier, et sa très abondante correspondance, en grande partie préservée, demeure la source la plus essentielle pour l’établissement de sa biographie, vie et œuvre. En fait il appartient à l’une des dernières générations pour lesquelles cette source existe encore. Tout d’abord le téléphone a de plus en plus remplacé la lettre, voire – à Paris, tout au moins – le «pneumatique». Par chance, Honegger n’aimait pas le téléphone, s’en servait peu, y répondait moins encore. Plus récemment vinrent le fax et aujourd’hui l’e-mail. Les biographes du futur, en abordant nos contemporains, se verront de plus en plus privés de la source d’information inestimable que représente une vraie correspondance.
Celle d’Arthur Honegger, volumineuse et variée, s’adresse à un grand nombre de personnes: famille, amis personnels, artistes et collègues de diverses disciplines (dont plusieurs furent de grands amis eux aussi), éditeurs, organisateurs de concerts ou directeurs de théâtres, etc. Mais il se dégage de cette masse deux «blocs» d’une importance particulière. D’une part, voici les 130 lettres adressées par Honegger à ses parents durant les années 1914 à 1922, date de leur disparition prématurée : elles font l’objet de la présente publication. D’autre part, dès 1931, mais de façon régulière et continue à partir de 1936 seulement, et ne s’arrêtant qu’en 1954, un an avant la mort du compositeur, nous avons toutes les lettres adressées à Paul (et parfois Maja) Sacher, plus nombreuses encore et dont les réponses par chance existent également. Essentielles pour la dernière époque de sa vie et pour la genèse de ses œuvres de haute maturité à partir de Jeanne d’Arc au bûcher, elles feront l’objet d’une publication ultérieure. Pour les quelque douze années intermédiaires (1923-1935), nous sommes du coup moins bien documentés. Certes, les agendas du compositeur, en grande partie préservés, les articles de sa plume et surtout les interviews de plus en plus fréquentes qu’il accorda, les lettres de son épouse Andrée Vaurabourg, celles qu’il adressa à Werner Reinhart, son premier grand mécène et protecteur avant l’arrivée de Paul Sacher, enfin les témoignages de plus en plus fournis de ses premiers biographes (André George, Willy Tappolet, José Bruyr et Marcel Delannoy), prennent alors abondamment le relais, mais avec moins de régularité.

Note importante : Dans ses premières années (surtout 1914-1916), la correspondance comporte toute une série d’informations sur les nombreux amis de ses parents demeurés au Havre et dont la plupart, étrangers au milieu intellectuel ou artistique, ne sont plus pour nous que des noms. La majeure partie d’entre eux n’a pu être identifiée de manière précise. A partir de 1917, Honegger ne s’est que rarement rendu au Havre, et c’est alors que les informations sur sa propre carrière occupent graduellement la place la plus importante. Du point de vue de la succession chronologique, ces lettres sont datées pour la plupart par le compositeur lui-même ou sinon par des annotations de sa mère, destinataire de plus en plus fréquente, indiquant la date de réception, souvent assez tardive vu les aléas, censure et autres, de la première guerre mondiale. D’autres ont pu être situées grâce aux événements, presque toujours liés à la vie artistique, auxquels elles font allusion. Si certaines ne peuvent être datées au jour près, du moins leur ordre ne fait-il pas de doute. On constatera des lacunes dans le temps, parfois assez longues : elles ne sont pas dues à des pertes, mais presque toujours à des périodes que le compositeur a passées en Suisse auprès de ses parents, auxquels il n’avait donc pas besoin d’écrire. Mais pour le lecteur, un récit suivi est indispensable, et c’est la raison d’être de nos textes de liaison entre deux lettres ne se succédant pas de près. Ainsi, cette correspondance s’insère dans un récit suivi, que nous avons voulu aussi concis que possible.

Chaque lettre est accompagnée de notes, plus ou moins nombreuses ou développées selon les cas, donnant des précisions sur les personnes et les événements cités. Les indications d’ordre biographique apparaissent toujours à la première mention de la personne concernée, avec un renvoi approprié lors de leurs apparitions suivantes. Les notes font l’objet d’une numérotation séparée pour chaque lettre et sont soit dans la marge à la hauteur de leur appel soit à la fin de chacune d’elles. Les lettres elles-mêmes sont numérotées de 1 à 130 et en chiffres gras. Ainsi 96 renvoie à la note 6 de la lettre 9.

En fin de volume, on trouvera un tableau chronologique des œuvres composées par Honegger durant la période couverte par cette correspondance, mais précédées des rares œuvres antérieures. Au total ce tableau contient les numéros 1 à 42 du catalogue (précédés de la lettre H pour Honegger… ou Halbreich) tel qu’il figure dans mes ouvrages publiés chez Fayard (1992) et chez Champion-Slatkine (1994). En outre, pour rendre le travail que voici de consultation rapide et pratique, il est suivi d’un index des noms propres cités et d’un index alphabétique des œuvres citées (celles d’Arthur Honegger seulement).

Cette publication enrichit notre connaissance de l’homme et de l’artiste d’une contribution essentielle, et même indispensable pour ses années d’études et toutes ses premières œuvres. Si elle ne couvre pas ses premières années d’apprentissage au Conservatoire de Paris, du moins commence-t-elle à l’époque où sa vocation de compositeur l’emporte définitivement sur celle de violoniste. La très importante lettre 17 du 28 avril 1915 marque à cet égard le tournant décisif. D’autre part, elle s’arrête peu après le triomphe du Roi David, étape non moins décisive dans sa carrière rapidement ascendante, pour englober encore une partition plus ardue, certes, comme en témoigne sa carrière difficile, mais tout aussi importante : Horace Victorieux.

La lacune la plus frappante et la plus inexplicable concerne la fondation du Groupe des Six en janvier 1920, à laquelle il n’est fait aucune allusion dans la lettre 76 qui normalement devrait en parler. Il y a là un vrai mystère, alors que le jeune compositeur informe toujours les siens des détails également plaisants et pittoresques, de sa carrière…

Plus des deux tiers de ces lettres (89 sur 130) sont adressées à ses deux parents, du moins jusqu’à la fin de 1920. Mais Honegger leur a toujours écrit individuellement à l’occasion de leurs anniversaires respectifs. Par contre, dès le début de la maladie qui devait emporter sa mère, soit à partir de janvier 1921, les missives s’adressèrent le plus souvent à elle seule (25 contre 11 aux deux parents). Après sa disparition, on ne trouve plus que deux lettres à son père : pendant les quelques mois durant lesquels il survécut, le compositeur se trouva fréquemment auprès de lui.

Voici comment se répartissent ces 130 lettres (nous avons regroupé sous un seul numéro, le 84, la très amusante séquence des 16 cartes postales de juillet 1920 décrivant dans le détail l’aventureux voyage en «auto» de Paris à Thonon-les-Bains, sa mère les avait déjà numérotées de I à XVI) :
1914 lettres 1-8 (8)
1915 lettres 9-24 (16)
1916 lettres 25-39 (15)
1917 lettres 40-52 (13)
1918 lettres 53-63 (11)
1919 lettres 64-75 (12)
1920 lettres 76-88 (13)
1921 lettres 89-124 (36)
1922 lettres 125-130 (6)
On sera frappé par la très grande régularité du nombre de lettres pour chaque année, sauf pour 1921, où la maladie de la mère explique leur soudain accroissement (du simple au triple), lequel reflète la genèse haletante du Roi David, alors que la quantité de lettres adressées aux deux parents demeure stable.

Madère, septembre 2003, Harry Halbreich


Présentation d’oeuvres – L’Aiglon d’Arthur Honegger & Jacques Ibert

Production de l’Opéra de Marseille,

Direction d’orchestre: Patrick Davin, mise en scène: Patrice Caurier & Moshe Leiser, rôle titre: Alexia Cousin

1, 3, 6, 8 Octobre 2004

Présentation de l’œuvre par Arthur HONEGGER et Jacques IBERT

S’il n’en a pas d’autre, notre ouvrage a en tout cas une originalité qu’on ne peut lui contester : celle de réunir dans une collaboration musicale, deux compositeurs d’une même génération.

Autant l’union de deux tempéraments divers comporte d’exemples célèbres dans la littérature dramatique, autant ce fait est rare et jusqu’ici peut-être unique en dramaturgie lyrique.

L’honneur d’avoir été pressentis, l’un et l’autre, pour écrire la musique de l’Aiglon, et notre désir commun de tenter d’écrire une œuvre d’un caractère populaire et direct ont été la cause déterminante de cette collaboration.

On parle beaucoup, à l’heure actuelle, de spectacles populaires, mais la formule n’en a pas encore été trouvée. Le drame de Rostand ne présente-t-il pas le caractère idéal d’une œuvre susceptible de toucher et d’émouvoir tous les publics sans cesser d’être une œuvre d’art ? Le danger pour nous était d’ajouter un autre lyrisme à celui de Rostand ; nous pouvions craindre de nuire à la richesse verbale du poème qui a prouvé qu’elle n’a aucun besoin de l’apport sonore. Cependant nous avons constaté, au cours de notre travail qu’elle décelait au fur et à mesure toute une musique latente que nous avons essayé de réaliser.

De l’aveu même de ceux qui ont vu L’Aiglon avec Sarah Bernhardt, la symphonie verbale que présente le tableau de Wagram, les bruits de coulisse et le génie même de l’interprète n’ont jamais produit l’effet qu’en espérait le poète. Or, ce tableau, entre autres, nous est apparu offrir d’exceptionnelles possibilités musicales qui, loin d’en contrarier l’effet, pouvaient lui conférer toute sa puissance et sa véritable atmosphère.

La critique, après les représentations de Monte-Carlo, a bien voulu reconnaître à notre partition une certaine unité assez surprenante, étant donné la différence que l’on s’accorde à trouver à nos tempéraments. S’il en est ainsi, c’est que, renonçant à nos prédilections personnelles, nous avons voulu avant tout écrire la musique du drame de Rostand, si français, si national au sens étroit du mot : le meilleur. Le public jugera…

Le Figaro, 21 août 1937


Présentation d’oeuvres – Les Aventures du Roi Pausole

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Lorsque Arthur Honegger surprit le monde musical avec une authentique opérette, il lui

donna peut-être le plus bel exemple de l’exceptionnelle diversité de son imagination créatrice. On le tenait, soit pour un austère compositeur d’oratorios dans la tradition protestante, soit pour le rude sportif ou le chantre de la machine, soit encore pour le rénovateur des grandes formes instrumentales de la musique pure : quelques semaines seulement après la création des Aventures du Roi Pausole, Serge Koussewitzky assurerait la création de sa Première Symphonie. Et pourtant, certaines œuvres d’une veine plus légère et plus divertissante – que l’on pense aux Poésies de Jean Cocteau, au Concertino pour Piano, à telle Sonatine – auraient dû mettre la puce à l’oreille de ses admirateurs. Par un long et dur apprentissage, le compositeur s’était forgé un métier impeccable, afin de dominer avec une égale facilité tous les genres musicaux, et sa simplicité directe, dénuée de tout snobisme et de toute prétention, ne connaissait pas de genres ‘inférieurs’: une bonne opérette lui paraissait plus importante qu’un opéra manqué.

Les Aventures du Roi Pausole virent le jour au milieu de travaux beaucoup plus ‘sérieux’. Commencée en 1929, l’opérette fut terminée le 18 novembre 1930, et durant ce laps de temps Honegger composa entre autres Amphion, le Concerto pour Violoncelle et la Première Symphonie. Avec ses quelques 75 minutes de musique (textes parlés non compris), la partition de Pausole est même paradoxalement la plus longue qu’il ait écrite !

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Il l’a écrite manifestement avec un vif plaisir, et a dû beaucoup s’amuser en y travaillant : un livret étincelant d ‘esprit de son ami Albert Willemetz a dû l’y aider. Peu après l’achèvement de la partition, les répétitions commencèrent, et la création, qui eut lieu le 12 décembre 1930 au Théâtre des Bouffes-Parisiens sous la direction du compositeur lui-même, fut le plus grand succès populaire de toute sa carrière : encore avant la fin de l’année, il en dirigea quelques extraits pour des disques (chose encore relativement rare à l’époque), et la pièce connut plus de quatre cents représentations à Paris et autant en province. Il faut rappeler que le plateau de la première était particulièrement brillant, avec Dorville (Pausole), Koval (Taxis), Jacqueline Francell (Aline), Pasquali (Giglio), Meg Lemonnier (Mirabelle), Blanche (le Métayer), Germaine Duclos (Diane), Claude de Sivry (Dame Perchuque), Régine Paris (Thierrette), et même Paulette Dubost et Edwige Feuillère dans des rôles secondaires !

Albert Willemetz écrivit son merveilleux livret d’après le roman du même nom bien connu de Pierre Louÿs – ami intime de Claude Debussy, qui mit en musique ses Chansons de Bilitis -, qui ressuscite l’exquis libertinage du XVIIIème siècle galant de l’ambiance 1900. A sa manière légère et sans prétention, c’est une œuvre ‘engagée’, dont l’idéal de ‘vivre et laisser vivre’ ne pouvait qu’entraîner l’adhésion d’Honegger. La loi fondamentale joyeusement anarchiste de l’heureux Royaume de Tryphème, ne jamais nuire à son voisin, mais à part cela, faire tout ce que l’on veut, représente un idéal de vie vraiment enviable !…

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Pour sa musique, Honegger reconnaît trois modèles : Mozart, Chabrier et Messager, et il s’en montre digne en tous points : sa partition est écrite avec un soin et une élégance insurpassables, elle est un rare régal pour le connaisseur, mais aussi un plaisir total pour le public le plus vaste. Avec son petit orchestre de théâtre d’une trentaine de musiciens, Honegger réussit des miracles d’imagination, et chacun des vingt-huit ‘numéros’ (vingt-neuf en comptant l’Ouverture), est écrit pour un effectif différent. Le saxophone, que le compositeur aimait beaucoup, s’y taille une place de choix. Le style, typique de 1930 – avec ses clins d’œil malicieux au Jazz -, mais plein de spirituelles allusions au style 1900, est aujourd’hui intemporel, d’une permanente jeunesse.

Extrait du texte de Harry Halbreich pour le coffret ‘Les Aventures du Roi Pausole’
MGB Musiques Suisses CD 6115

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Production de l’Opéra de Fribourg,

Dir. musicale : Laurent Gendre, mise en scène : Vincent Vittoz

Décembre-janvier-février 2003-2004

Le Roi Pausole en Suisse et à Besançon

SURVOL D’UNE CONVERSATION ENTRE LAURENT GENDRE,
CHEF D’ORCHESTRE ET VINCENT VITTOZ, METTEUR EN SCENE

V.V. : Laurent Gendre, quelle drôle d’idée ces Aventures du roi Pausole !

L.G. : C’est une oeuvre que je connaissais de réputation, j’avais eu des échos d’une production à Lausanne en 1990. J’ai écouté la musique et tout de suite j’ai été sous le charme parce que c’est une musique qui réunit une extrême légèreté à une richesse de composition beaucoup plus grande que ce que l’on trouve dans les opérettes habituellement, autant dans l’orchestration que dans l’harmonie et les formes des morceaux.

V.V. : C’est aussi la raison pour laquelle j’ai été heureux d’en faire la mise en scène. Je trouvais la réunion d’Honegger, de Willemetz et de Pierre Louÿs assez étonnante. Willemetz avait plus l’habitude de travailler pour des Christiné, des Maurice Yvain ou des revues et je trouvais intéressant de l’associer à Honegger qui venait d’un monde tellement différent.
Bien sûr, pour moi la musique est importante, mais ce qui est important surtout c’est le livret, c’est les personnages, c’est la profondeur de tout ça. J’étais assez excité de voir comment on pouvait réunir ces trois univers et je trouve que l’ouvrage est très représentatif des trois univers. Ce que je trouve intéressant, c’est de magnifier chaque univers: qu’on reconnaisse du Willemetz, qu’on reconnaisse où est Pierre Louÿs et aussi qu’Honegger ne soit pas enfoui sous cette truculence là, truculence érotique, truculence du texte parce que l’on est pas dans une opérette bouffe, on n’est pas dans un opéra bouffe, pas du tout.

L.G. : Il y a des choses très profondes qui affleurent, il y a des thêmes qui vont beaucoup plus loin que l’apparence donnée par l’action. Comme chez Chabrier ou d’autres compositeurs, il y a une sorte d’aura qui englobe et le librettiste et le musicien dégageant un tout qui va plus loin que la contribution de chacun, une sorte de magie apparait.

V.V. : La musique d’Honegger n’a pas le côté spectaculaire que pouvait avoir un Messager qui te troussait un final enlevé, Honegger n’est pas entré là-dedans, on reste dans une demi-teinte qui est pour moi abolument passionnante à mettre en scène. Il ne faut pas monter cela comme on monterait un Offenbach, ou un même un Chabrier dont la musique est beaucoup plus truculente.
Les personnages sont beaucoup plus profonds qu’on ne s’en était rendu compte à la première lecture, il y a vraiment des blessures. Et dans la musique d’Honegger ce n’est pas aussi positif tout le temps qu’un Chabrier, qu’un Offenbach ou même qu’un Messager.

L.G. : C’est vrai que Chabrier a choisi, lui aussi, de mettre en musique des moments plus intimes, intérieurs, c’est peut-être une particularité des compositeurs du XXe siècle. Quand Honegger écrit une marche du Roi Pausole, il y a toujours une sorte de clin d’oeil, d’harmonie qui fait qu’on n’est plus totalement dans le genre marche, ce qui rend la chose encore plus délicieuse.
Il y a une énorme cohérence dans l’alternance dialogues-musique et le fait que cette pièce est entièrement écrite en alexandrins du début à la fin donne aux personnages un sorte de côté très charnel qui est impressionnant.

V.V. : Oui, parce qu’il y a une notion de plaisir, le plaisir du beau langage, de la forme, littéraire, musicale. Et en plus la notion du plaisir perdu, pour Pausole par exemple, à qui tous essaient de faire retrouver un certain plaisir par le voyage.
Chez Willemetz comme chez Honegger il y eu certainement aussi le plaisir d’un travail inhabituel, différent du travail évident de Willemetz avec Yvain ou Christiné ou, pour Honegger, du travail avec Morax ou Claudel! Mais il ne faut pas oublier Pierre Louÿs, son univers est là aussi et a été parfaitement adapté par Willemetz. Ce que je ressens c’est une quête de plaisir qui doit donner ce même plaisir aux spectateurs.

L.G. : Quelles sont pour toi les difficultés de cette mise en scène?

V.V. : Un chat n’est vraiment jamais appelé un chat dans cet ouvrage, on parle d’amour, de sexe, de nudité, de sensualité mais ça n’est jamais vraiment dit. Pierre Louÿs est moins allusif que Willemetz, Honegger l’est autrement mais il y a fusion entre eux et c’est cette fusion qu’il ne faut pas trahir. Sur scène on est bien obligé de montrer mais tout en gardant le côté allusif. Le challenge c’est d’aller au plus près de la narration, au plus près des personnages, que chaque personnage fontionne bien et que l’alchimie prenne, comme une mayonnaise.
C’est pour cela que je suis parti du mental de Pausole, comme si tout se passait dans un lieu unique: l’esprit de Pausole. Au début, c’est l’immobilisme de Pausole, ce côté un peu dépressif du personnage dans un univers qui ne l’est absolument pas. Il faut trouver l’esprit, cet esprit bien français avec en plus l’apport d’Honegger qui voit ça de son côté un peu plus protestant et qui s’encanaille un peu, c’est très sympathique.
Une question: où retrouves-tu dans cette musique l’Honegger connu, celui de Jeanne au bûcher, Pacific 231 ?

L.G. : A la première écoute, je n’ai pas vraiment retrouvé Honegger et puis, plus ça va, plus le temps passe et plus je retrouve Honegger à chaque mesure, même dans les airs, par exemple les airs d’Aline, par l’harmonie, la manière de traiter la voix, il est évident que c’est le même compositeur.
C’est intéressant de voir qu’il a écrit des airs ou certains duos qui sont des choses très intimes où l’émotion surgit avec une tout autre approche que les scènes de Pausole, les marches, la ritournelle de la Mule par exemple qui offrent un pont de vue un peu narquois sur les personnages.
L’idée de voir Pausole rêvant ses aventures m’intéresse car elle me paraît présente dans l’oeuvre: toutes ces choses qui se passent sont enchaînées les unes aux autres de manière asez onirique. Mais je crois que je retrouve Honegger à chaque mesure, finalement!

V.V. : Il y a beaucoup d’amour pour les personnages et je pense qu’Honegger y est pour beaucoup. Chez Offenbach et Chabrier il y a un regard plus critique sur la nature humaine, une espèce de caricature qui fait penser à un fusain de Daumier. Les personnages, même Taxis, restent toujours très humains; Pausole est un homme profondément bon: Taxis, c’est plutôt une pierre dans sa chaussure, il le juge comme quelqu’un qui l’empêche de tourner en rond.
Je trouve que la musique d’Honegger amène énormément d’humanité à tous ces personnages. Il y a là un regard plus humaniste et ça, je dois dire que ça m’a bien plu. Voilà!

L.G. : L’époque de la composition a aussi certainement joué un rôle puisque
la France de 1930 n’est pas celle d’Offenbach.

V.V. : On était au lendemain d’une période complètement faste, gaie, on ne pensait qu’à s’amuser; dans les années 30 ça commence à devenir plus sombre et on a un regard moins tonique mais plus fin, plus sensible sur le monde.
C’est ce que je ressens dans cet ouvrage.

Production de l’Opéra Comique (Paris),

Dir. musicale : Sébastien Rouland, mise en scène : Mireille Laroche

23-31 janvier 2004 et 8-9 mai 2004 à Toulon

MIREILLE LAROCHE PARLE DES
« AVENTURES DU ROI PAUSOLE »
(lundi 19 janvier 2004)

Les Aventures du Roi Pausole qui n’a pas été monté à Paris depuis les années 50 est un ouvrage exceptionnel, j’en suis convaincue. Depuis Messager et Chabrier, le genre « opérette » avait un peu pâli et le Roi Pausole redonne du sens à ce qu’on pourrait appeler l’opérette moderne ; ton insolent, provocant, intellectuellement et politiquement brillant… un ton typiquement français.
L’opérette a d’ailleurs été souvent lié à la politique (Offenbach et même Hervé), mais avec Pierre Louys, c’est évidemment un autre niveau intellectuel dans la tradition d’un érotisme libertaire et anarchisant qui peut devenir un outil politique.
Choisir de traiter des sujets sérieux : le Pouvoir, la Liberté, la République, le Bonheur en faisant rire et par le truchement d’alexandrins qui frôlent le « vers de mirliton » est en soi une provocation. En quoi, Pausole est le petit frère d’Ubu de Jarry.
C’est Albert Willemetz qui a souhaité collaboré avec Honegger et c’était déjà un pari que de donner ce texte à un compositeur de musique dite savante : pari réussi.
Honegger, avec une science infinie, s’amuse à parodier aussi bien le can-can, le rag-time, que l’Ecole de Vienne (Schoenberg dans l’Air de Diane, une merveille !), mais c’est sa musique, son style et sa couleur qui demeurent.

En ce qui concerne ma mise en scène, je considère que c’est une grande chance que le sujet de l’œuvre, comme la partition jouent de la modernité. Le lieu de l’action est imaginaire et je n’ai pas voulu appauvrir la dimension utopique de cet univers moderne et contemporain qui devait être maintenu. D’autre part, quand j’ai entendu citer le nom de Le Corbusier comme décorateur lié au projet de film de 1932, j’ai été conforté dans l’idée de faire appel à Daniel Buren pour les décors. Il a imaginé une « boite à jeux » qui est à la fois ludique et contraignante (comme dans tous les jeux, il y a une règle du jeu) et très proche de cette cité utopique ou « tout est permis » mais ou la première règle est « fais ce qu’il te plait », la seconde « continues à faire ce qu’il te plait mais à partir du moment ou tu ne nuis à personne « , ces préceptes ne s’appliquant qu’à ceux qui sont beaux, pas au laids, au peuple, mais non à la famille du Roi etc…
Il y a aussi des formules qui sonnent fort aujourd’hui comme la déclaration du Roi sur « l’amour gratuit, laïque et obligatoire », comme aussi cette contradiction qui consiste à « imposer » la liberté d’une façon quasi totalitaire.
C’est vraiment un ouvrage passionnant par son esthétique et par son sujet.


Présentation d’oeuvres – Icare au théâtre du Châtelet

25, 26, 28 et 29 juin 2003

Nous vous invitons à découvrir deux textes concernant cette œuvre singulière.

I. Texte de Romain Feist, conservateur à la bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris

Le premier des ballets d’Arthur Honegger composés pour l’Opéra de Paris fut Icare, créé en 1935 au Palais Garnier. La partition, basée sur des rythmes inventés par Serge Lifar lui-même, a prétendument été orchestrée par le chef J.E. Szyfer. Il ne fait cependant pas doute que Honegger soit le véritable auteur de la musique, dont la réalisation devait, à l’origine, être confiée à Igor Markevitch.

Icare remporta d’emblée un vif succès auprès du public, mais la critique fut partagée entre partisans enthousiastes et détracteurs forcenés de la chorégraphie de Lifar. Ainsi, André Boll n’hésite pas à titrer, dans Notre Temps : “La chute d’Icare”. Henry Malherbe se montre également extrêmement sévère dans Le Temps, où il écrit :

Par besoin d’apologie [Lifar] nous jette à la face une philosophie de la danse des plus primaires. Dévoré d’ambition, il va jusqu’à sacrifier la musique à la danse. Place la chorégraphie devant ou hors l’art sonore, c’est mettre la charrue devant les bœufs./p>

Pour faire bonne mesure, Malherbe ajoute :

La seule nouveauté est le pas de l’oie exécuté par les quatre ballerines sur les pointes. Ce pas de l’oie […] est l’un des exercices favoris de Mary Wigman, dont les exhibitions nous ont toujours semblé vilaines, grimaçantes et vulgaires. Avec ses airs de prophète, M. Lifar paraît vouloir chercher ses armes à Essen et à Munich!

En revanche, la façon dont Honegger-Szyfer a tiré parti des rythmes de Serge Lifar, qu’il a arrangés pour 26 instruments à percussion, fait sensation. Les plus ardents défenseurs d’Arthur Honegger se recrutent comme souvent parmi ses confrères compositeurs, tels Paul Le Flem, qui ne boude pas son plaisir dans la revue Comœdia :

Les rythmes employés par M. Szyfer ne recherchent aucune complexité. Ils se répartissent ingénieusement entre une percussion fort affairée puisque, à elle seule, elle assume les responsabilités de tout un orchestre. Quelques contrebasses aux intonations indécises s’y glissent. Notre oreille n’est pas trop surprise par ces commentaires rythmiques qui, bien que privés de l’inflexion mélodique, offrent un incontestable pouvoir évocateur. Ces pianissimi subtils que parcourent de mystérieux frémissements sont chargés d’une vie étrange, lourde parfois de menaces non précisées. Ils se résolvent souvent en dramatiques éclats dont M. Szyfer ne prolonge pas inutilement le tumulte et la puissance. Il pénètre la poésie de ces timbres de l’orchestre et n’abuse pas du déchaînement perpétuel et collectif.

Non sans à-propos, Le Flem rapproche d’ailleurs Icare de la partition d’Ionisation d’Edgar Varèse, presque contemporaine et qui fait également appel à un ensemble de percussions.

De toutes les ballets d’Arthur Honegger, c’est paradoxalement cet Icare, écrit sous pseudonyme, qui fera la plus belle carrière à la scène. Il sera repris en 1938 au Drury Lane Theatre de Londres, puis en 1949 et surtout en 1962 à Garnier, avec de nouveaux décors dus à Pablo Picasso. C’est d’ailleurs dans cette version que l’œuvre s’imposera durablement au répertoire ; elle sera encore montée à l’Opéra de Paris en 1966, 1969 (avec une distribution prestigieuse qui incluait Cyril Atanassov et Wilfriede Piollet), 1984 (avec les tous jeunes Charles Jude et Patrick Dupond) et 1990. En 1993 enfin, le Ballet de l’Opéra lui fera l’honneur d’une représentation à Washington, lors d’une tournée internationale.

Il est difficile de reconstituer avec exactitude l’état de la partition d’Icare en 1935, car le manuscrit – de toute évidence autographe – conservé à la Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris sous la cote A 810a porte les stigmates de la reprise de 1962, où diverses coupures et modifications sont intervenues post mortem, notamment en ce qui concerne les indications métronomiques. De multiples annotations ont été rajoutées au crayon, et d’autres, malheureusement gommées, alors qu’elles se rapportaient à la création de 1935.

Sur la page de garde, deux esquisses suggérant une disposition possible de l’orchestre dans la fosse, et datant vraisemblablement de la reprise de 1962, ont été préservées.
Leur intérêt est plus qu’anecdotique, car elles sont la traduction des préoccupations esthétiques de Honegger, qui allaient bien plus loin qu’une “orchestration de rythmes que n’importe quel apprenti-compositeur pouvait réaliser”.
La répartition des instruments telle qu’elle est suggérée correspond au regroupement des percussions en blocs de timbres homogènes voulus par Honegger :

Bloc I – Triangle + Enclumes + Cymbales antiques (les fameux “Crotales” chers à Strawinsky) + Cymbale suspendue + Petite cymbale + Grande cymbale
Bloc II – Castagnettes + Woodblocks + Xylophone + Maracas + Fouet + Petite crécelle + Grande crécelle
Bloc III – Tambour de Basque + Tambourin + Tambour sans timbre + Caisse claire + Caisse roulante
Bloc IV – Timbales (en Mi – Mib / Sol et La / Do) + Grosse caisse
Bloc V – Gong + Tam-Tam + Tonnerre + Machine à vent

A cela s’ajoutent des contrebasses, au nombre de deux lors de la création en 1935, et augmentées à 4 en 1962.

Le ballet est articulé en huit sections illustrant l’action décrite par Serge Lifar dans le Monde musical du 31 juillet 1935 :

Des jeunes gens et des esclaves nègres arrivent au galop sur des coursiers. Ils donnent libre cours à leur joie et dansent avec frénésie (jeux icariens).
Icare et son père arrivent à leur tour et se mêlent à la foule, le père portant les ailes qu’il a fabriquées pour son fils.
Sous les regards ironiques et les rires de la foule, Icare observe une dernière fois le vol des oiseaux planant au dessus de sa tête. Il se saisit de pigeons et peut-être aussi d’aigles. Quand il se sent tout à fait sûr de lui, il fixe les ailes sur ses épaules et s’envole vers les hauteurs. Dans la foule, son père suit son vol d’un air anxieux. Des minutes passent, minutes tragiques, quand soudain on voit tomber quelque chose. Mais ce n’est pas Icare. Le destin du jeune héros s’est accompli. Ce dernier a disparu et ce ne sont que les ailes qui tombaient à terre, ces ailes qui devaient l’élever dans l’infini.

Les huit sections énumérées ci-dessous ne devaient à l’origine former qu’une première grande partie. Une seconde partie, illustrant le cheminement de l’âme d’Icare vers la gloire et l’immortalité, fut finalement abandonnée avant-même la création de l’ouvrage.

Ouverture
N° I Jeunes filles / Entrée des garçons
N° II Entrée de Dédale
N° III Icare
N° IV Garçons
N° V [Sans titre, Entrée des filles]
N° VI Variation
N° VII Mort d’Icare

La Variation subira d’importantes modifications en 1962, se voyant amputée de 21 mesures (38 mesures même, si l’on comptabilise les reprises).
L’effectif instrumental n’est employé au complet que dans l’ouverture, dont la texture est néanmoins très aérée, permettant une identification claire des groupes de percussions dont les timbres différents vont ensuite véritablement structurer l’ouvrage, de manière sans doute plus prégnante encore que les rythmes – relativement simplistes, avouons-le – de Lifar. Arthur Honegger a semble-t-il même montré certain sens de l’abnégation, ignorant les déclarations provocatrices du chorégraphe, qui estimait, en toute modestie que

Le public sera, sans doute, quelque peu surpris de voir un ballet sans musique. Peut-être regrettera-t-il en écoutant les batteries rythmiques que le ballet d’Icare, qui, par son canevas rythmique, ouvre de si larges perspectives au compositeur, soit privé des splendeurs de l’habit musical. Peut-être saura-t-il, au contraire, comprendre et apprécier l’art chorégraphique pur [in Le Monde musical, 31 juillet 1935].

C’était faire assez peu de cas du travail de Honegger, qui a usé de toutes les ressources de son art pour tirer une substance musicale suffisamment conséquente des éléments primitifs suggérés par Lifar. C’est ce que relève assez finement la critique parue dans l’Opinion du 15 juillet 1935 :

[…] Il ne faudrait point croire que M. Lifar ait réglé un ballet sans musique […]. Il serait impossible à M. Lifar de nier ou de renier la musique […]. La danse est en lui quelque chose de trop spontané, de trop naturel, pour qu’il puisse même songer à discuter la musique, le rythme, la mesure. Aussi la partition qu’il a imaginée et dont il a dicté les rythmes, fixé les divisions, indiqué l’accentuation, possède-t-elle tous les caractères authentiques qu’une composition musicale, avec même des qualités de cohésion, une solidité de construction, une ordonnance, qui pourraient être considérées comme exemplaires.
C’est en outre avec un talent extrêmement remarquable que M. Szyfer [alias Honegger…] a su varier, enrichir ces éléments et composer son “orchestration”, en faisant un choix judicieux d’instruments à percussion auxquels il a ajouté des violoncelles [sic], et la richesse réelle des timbres donne à cette musique une intensité, une puissance véritables.
[…] Bien loin de manquer de couleur et d’expression [cette partition] est, au contraire, puissamment évocatrice, chargée d’émotion et de pathétique. Il serait tout à fait faux de dire qu’il suffirait, maintenant, de confier ce canevas à un compositeur, un Stravinsky, un Honegger [!], un Auric… pour écrire de la musique, articulée sur ce schéma ; par une gageure, peut-être singulière, c’est bel et bien, dans sa force inusuelle, une oeuvre musicale achevée, saisissante et complexe, qu’il nous a été donné d’entendre.

Avec un flair remarquable -à moins qu’il n’ait été mis au parfum de la supercherie concernant Szyfer -, le chroniqueur relève encore des éléments de style chers à l’auteur de Pacific 231 :

En outre, en raison du caractère de la Légende choisie, cette musique possède une valeur évocative particulièrement effective ; ces coups, ces stridences, ces sonorités de métal nous introduisent dans un univers de mécanique qui répond singulièrement à ce que nous savons de l’aviation, de ses moteurs, de ses métaux légers et sonores, du ronflement des hélices, du froissement de l’air déchiré par les grandes vitesses…

Il est piquant de constater que les options retenues par Honegger n’étaient pas encore totalement comprises et acceptés il y a à peine quinze ans, puisque le commentaire qui figurait sur la plaquette du spectacle donné au Palais Garnier début 1988 en hommage à Serge Lifar évoquait encore la “musique” d’Icare avec des guillemets!

Comme l’a souligné le critique de l’Opinion, c’est au niveau des timbres que se situe l’apport essentiel de Honegger. Les rythmes de Lifar ne présentent pas de réelle originalité, et ne cassent jamais le moule de la métrique traditionnelle : il n’y à dans Icare aucune mesure irrégulière, et les indications qui se succèdent sont C barré, C, 6/4, 4/4, 3/4, 2/4, et 6/8. Rien que de très conventionnel, et en 1935, Bartók, Varèse ou… Honegger lui-même étaient déjà allés bien plus loin. Le génie du compositeur Suisse aura été de transcender cette apparente banalité par des assemblages sonores raffinés et inédits, tels celui que propose l’Entrée d’Icare (n°III) : le motif rythmique très simple à 3/4 : croche pointée double suivie de deux noires est énoncé d’abord par la timbale en sol, puis doublée à la tierce majeure inférieure par celle en mi b, à la quinte ensuite par celle en Ut et enfin par la timbale grave en La, le tout sur une pédale exécutée au gong dans la nuance piano, et en son vibré.

Dans l’Entrée des garçons (n°IV), l’on retrouve un Honegger habile contrapuntiste – son admiration pour l’oeuvre de Bach n’était pas vaine… – qui détourne des rythmes frustes en une extraordinaire polyphonie de timbres, où les ressources de l’imitation canonique et du hoquet sont mises au service d’une texture à l’élaboration que n’aurait sans doute pas reniée un Ligeti. Ce même souci de raffinement sonore se retrouve à la conclusion de l’entrée des garçons : un banal motif de Sicilienne est énoncé au woodblock et à la caisse claire, puis contrepointé respectivement au tambour de basque et à la caisse roulante, sur les trémolos de la cymbale suspendue et du tam-tam qui créent une sorte de “bruit blanc”, de brouillard harmonique.

Par ailleurs, les motifs donnés par Lifar ne sont pas exclusivement rythmiques puisque le chorégraphe suggère aussi quelques agrégats harmoniques, essentiellement fondés sur des mouvements parallèles de quartes et de quintes censés évoquer l’antiquité. Honegger parvient fort habilement à éviter les clichés convenus en confiant ces motifs aux contrebasses, qui les exécutent en glissando sur une amplitude d’une octave. Avec la machine a vent et le tonnerre, les contrebasses sont les seuls instruments présents dans Icare qui n’appartiennent pas à la famille des percussions. Néanmoins, elles sont utilisées de matière atypique, puisqu’à l’exception des glissandi, Honegger les fait jouer col legno, “sur le bois [de l’archet]”, les transformant de facto en percussions!

Le travail effectué par Arthur Honegger pour Icare est ainsi bien plus qu’une simple “orchestration de rythmes”. Cette ouvrage est véritablement le fruit d’un processus compositionnel original, qui a abouti, comme le souligne avec enthousiasme Émile Vuillermoz dans la revue Excelsior en date du 12 juillet 1935, d’

Une partition parfaitement organisée […], beaucoup plus solidement construite au point de vue rythmique que n’importe quel ballet du répertoire.

Romain Feist

II. Texte d’Huguette Calmel : La collaboration avec Serge Lifar : Icare et Le Cantique des cantiques

« Mon cher Arthur,

Paris, le 2 mai 1935

Je fais appel à toi, car tu es le seul, en ce moment, qui puisse m’aider. As-tu lu le petit manifeste du chorégraphe que je t’ai envoyé il y a un mois ?
Figure-toi que j’ai réussi à le mettre en pratique et que je viens de terminer un ballet où le rythme naît de la danse. Je travaille en studio avec un pianiste : j’invente les mouvements de la chorégraphie, et le pianiste en note le rythme aussitôt. (…)
Qu’en penses-tu ? Ne crois-tu pas que l’on puisse faire là une œuvre totalement nouvelle ? Je suis sûr que tu pourrais m’aider si tu le voulais. Mon nouveau ballet s’appelle Icare. » 1.

Et il ajoute quelques jours après :

« Maintenant, parlons clairement. Tu m’as donné un conseil remarquable, mais il n’y a qu’un seul homme qui puisse le réaliser, et c’est Arthur Honegger. Ne voudrais-tu pas lui demander, en invoquant une amitié de longue date, de s’occuper d’un pauvre chorégraphe empêtré dans ses rythmes et de les orchestrer. Je suis sûr qu’Arthur Honegger fera une œuvre énorme avec les faibles moyens musicaux mis à sa disposition.
Sérieusement, ne crois-tu pas que les deux novateurs que nous sommes devraient être associés sur l’affiche d’une œuvre résolument neuve ? » 2.

C’est par ces quelques lignes que Serge Lifar pose les bases de leur future collaboration. Arthur Honegger n’en était pas à son premier ballet, et de Vérité-Mensonge (1920) à Sémiramis (1933), il avait pu acquérir une expérience certaine de cette musique qu’on oublie. Sa collaboration avec Ida Rubinstein avait déjà donné le jour à Amphion (1929), Les Noces d’Amour et de Psyché (1930), Sémiramis (1933) et, le 2 mai 1935, Jeanne d’Arc au bûcher était en cours d’achèvement 3. Jamais pourtant, il ne reçut semblable proposition d’un chorégraphe.

C’est donc à une nouvelle forme de collaboration que Serge Lifar va inviter la musicien. Il se rend cependant bien compte de l’irréalité d’une union « parfaitement harmonieuse » 4. Si Honegger la rêve en 1932, le chorégraphe, conscient des difficultés qu’elle représente, souligne qu’il ne veut pas « unir, mais séparer, car l’heure de la synthèse n’a pas encore sonné. » 5.

Il est donc nécessaire qu’avant tout, la danse affirme son originalité et sa primauté. Serge Lifar a fort bien compris que, contrairement à ce qu’on pourrait généralement admettre, l’aventure des Ballets Russes a été beaucoup plus celle d’un spectacle total que l’avènement d’un art chorégraphique autonome 6.

« Le cinéma doit procéder à une double libération : il doit permettre au ballet de secouer le joug de la musique (situation actuelle) et à la musique de se libérer du ballet (situation fréquente aux XVIIe et XIXe siècles (…).

Le musicien qui voit une transcription de ma chorégraphie peut s’en inspirer tout aussi bien qu’il s’inspire d’une poésie qu’il a lue (de même, qu’à mon tour, je puis m’inspirer d’un mythe antique, de la « Divine Comédie », ou d’une œuvre moderne poétique ou musicale) et créer une musique sur mon schéma rythmique et dansant qu’il animera d’un feu nouveau.

Toute poésie, même si elle est construite sur une carcasse rythmique invariable, peut donner lieu (et le fait généralement) à plusieurs mélodies qui n’auront rien de commun entre elles (…). Mon canevas rythmique laisse au musicien la plus grande liberté d’inspiration, je n’exige qu’une chose de lui – qu’il laisse intact mon schéma général (…).

Dans le ballet, le musicien et le chorégraphe sont égaux de droit et d’indépendance et peuvent dans la même mesure s’adapter réciproquement. Mais la voie que je suis (du ballet à la musique et non de la musique au ballet) me paraît être la bonne, car « … il est des œuvres musicales que nous ne pouvons danser, alors que tout ballet peut être illustré musicalement, car n’import quelle danse a un potentiel rythmique qu’elle peut transmettre à la musique. » 7.

C’est donc sur les bases ci-dessus définies que Serge Lifar propose à Arthur Honegger une collaboration effective pour Icare et le Cantique des Cantiques.

Icare

Il s’agit ici d’un deuxième essai dont l’idée première remonte à 1932. Le ballet Icare se trouvait déjà en possession de sa musique. Une esquisse chorégraphique de la main de Lifar, réalisée au verso d’un menu de restaurant, porte cette dédicace : « Pour Igor Markevitch, ma commande Ballet – l’envol d’Icare. » 8.

Le projet, réellement très avancé, fut annoncé dans la Revue musicale de septembre-octobre 1934, et précédé d’une audition privée de la partition le 26 juin 1933. Henri Prunières y percevait une influence de certaines musiques d’Extrême-Orient et du lointain Moyen Âge. Lifar renonce pourtant à créer son ballet sur la musique de Markevitch. On peut dire qu’Icare, dans ses deux versions successives, marque le chemin parcouru par le chorégraphe au cours de ces trois années. N’avait-il pas déjà pressenti cette nécessaire évolution lorsqu’en 1930 il monte le ballet Sur le Borysthène ?

« Un demi-échec, rencontré au cours des années précédentes, avait également contribué à me mettre sur la voie de ma vérité. Certes, dès l’époque où je dansais aux Ballets Russes, j’avais senti que je tentais trop souvent d’adapter des pas à un rythme indansable, ou bien au contraire de faire franchement fi de ce rythme pour réaliser, par les seuls privilèges de la danse, des illusions auxquelles tous étaient pris pour leur bonheur d’un instant. Mais c’est ce demi-échec qui me fit prendre conscience de la véritable nécessité d’une mise au point. En 1930, je l’ai dit, j’avais commandé à l’un des plus grands musiciens de la danse, Serge Prokofiev, le ballet Sur le Borysthène. Je fus troublé lorsque je reçus une partition pratiquement intraduisible sur le plan de la danse. » 9.

La première version d’Icare ne le satisfaisant pas, il explique encore cette insatisfaction en la rattachant à la traduction du mythe d’Icare. Elle laisse poindre en réalité une évolution beaucoup plus radicale dont Lifar nous donne un aperçu :

« La réalisation scénique du mystère d’Icare m’a toujours tenté. Dès 1932, je me suis appliqué à la chorégraphie de ce ballet qui devait être une apothéose de l’élévation : l’élévation et l’expression dramatique me furent toujours également chères. Mon premier Icare – celui de 1932 – était déjà dessiné dans ses grandes lignes chorégraphiques lorsque Markevitch en écrivit la partition. Sa musique était d’une généralité, d’une beauté qui ne firent que contribuer au développement de mon inspiration. Je me mis à l’œuvre avec ardeur, pour me heurter immédiatement à la difficulté d’une transcription chorégraphique : la musique était admirable, l’idée de son union avec la danse séduisante, mais je sentais parfaitement qu’il me serait impossible de faire coïncider mon rythme avec celui de Markevitch.

L’année dernière, en me remettant à l’œuvre, j’aperçus enfin dans quelle voie sans issue le ballet s’était engagé. Cette idée née en moi du temps que j’étais danseur, je vis clairement que notre art, si pur, si libre, aliénait son indépendance. » 10.

Il lui restait donc à trouver le musicien qui accepterait ce renversement des valeurs, cette rupture d’équilibre en faveur de l’art chorégraphique.

Ce travail préparatoire effectué, Lifar, par la lettre précédemment citée du 2 mai 1935, sollicite de son ami Honegger un conseil concernant l’orchestration de ses rythmes. Si l’on possède la certitude que l’orchestration d’Icare est incontestablement écrite par l’auteur du Roi David, on constate non moins évidemment que l’œuvre fut signée par Szyfer. Les péripéties de ce transfert sont exposées dans la correspondance échangée entre Lifar et Honegger aux mois de mai et juin de l’année 1935. Le danseur, soucieux de mettre en pratique ses idées exposées dans Le Manifeste du chorégraphe, commence donc par établir un canevas rythmique issu de la chorégraphie ainsi qu’il le précise à Honegger.

Lifar bénéficiait de l’appui de Jacques Rouché, alors directeur du théâtre de l’Opéra, ce dernier paraissant alors convaincu de l’aspect révolutionnaire de l’œuvre. C’est sans doute pourquoi Dali fut pressenti pour créer les décors. Mais son projet ne provoqua pas l’enthousiasme du chorégraphe 11.

Cette proposition de collaboration, car entre temps le danseur ne s’était pas contenté de demander à son ami, mais avait sollicité son concours pour orchestrer ses schémas rythmiques, trouve Honegger fort accueillant : « J’ai un gros travail en train en ce moment pour Ida Rubinstein, mais cela me fera du bien de me détendre un peu avec autre chose », assure-t-il 12.

Mais les difficultés ne tardent pas à apparaître, malgré la bonne volonté évidente et, avouons-le, quelque peu surprenante du musicien. Car enfin, Lifar ne lui demande qu’une orchestration de rythmes que n’importe quel apprenti compositeur pouvait assurer. Il est difficile de préjuger avec Lifar qu’ « … Arthur Honegger fera une œuvre énorme avec les faibles moyens musicaux mis à sa disposition. » 13.

C’est donc peut-être au plan de la conception plus qu’à celui de la réalisation que la collaboration d’Honegger prend toute son importance. Lifar ne voulait-il pas que son idée novatrice fut réalisée par deux auteurs qui, chacun dans sa spécialité, possédait une autorité indiscutable. Et c’est animé d’une foi solide qu’il entreprend de réaliser ce qui risque bien de lui aliéner un certain nombre de musiciens 14.

Soulignons donc ici, une fois de plus, l’accueillante ouverture d’esprit d’Honegger, là où tout autre aurait pu considérer comme indigne un travail musical somme toute assez peu flatteur. Les difficultés vont provenir de l’attitude d’Ida Rubinstein, très évidemment jalouse de Serge Lifar, et qui oblige Honegger à renoncer à la signature de son ouvrage, provoquant la fureur du chorégraphe. Le 9 juillet 1935, Icare, sur les rythmes de Serge Lifar orchestrés par J.E. Szyfer 15, est représenté au théâtre de l’Opéra. Lifar concluera : « C’est dommage pour nous deux et pour l’art en général. » 16. Des rythmes initiaux que Lifar propose à Honegger, il reste une trace dans son ouvrage Le livre de la Danse.

Ce schéma reste fort succinct. Etait-il plus développé dans le projet initial du danseur, ou bien celui-ci a-t-il demandé à Honegger de l’étoffer ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre à cette question. Tel quel, il appelle un certain nombre de remarques.

Ainsi que l’avait souligné son auteur dans un article précédemment cité de Comoedia (2 juillet 1935), la seconde partie, primitivement prévue se trouve supprimée dans le projet définitif. Reste donc le premier volet, résumant à sui seul tout le scénario. Deux groupes de rythmes, le premier se rapportant très certainement à la scène des jeux, le second illustrant la mort d’Icare apparaissent ici.

Le premier se découpe en 5 périodes :

icare1

La structure rythmique de l’ensemble se présente ainsi :

Ax12,Bx2,Cx2,Dx4,Cx2,Dx3,Cx2,Dx4,Ex12.

Le second volet est nettement plus varié. Il se décompose en 10 formules rythmiques différentes :

icare2

Et sa structure se résume ainsi : Ax3,B,CC’,D,E,F,G,I,J.

L’éventail des formules rythmiques reste donc assez restreint, mais la répétition de cellules très simples et très courtes qui caractérisait le premier volet disparaît dans le second au profit d’une plus grande diversité.

La critique se partagea nettement en deux groupes, l’un raillant ouvertement la tentative, l’autre saluant en Serge Lifar un véritable novateur. Nous avons déjà souligné la remarque d’Henry Bénazet dans le Miroir du Monde du 20 juin. Certains mettront en évidence l’antériorité d’autres chorégraphies en ce domaine 17.

Le succès semble avoir salué cette représentation, exceptionnelle à bien des points de vue. Si la relation qu’en fait Lifar ne coïncide pas toujours parfaitement avec celle des critiques, les opinions convergent pourtant en ce qui concerne l’accueil du public : « L’adhésion du public a été immédiate et très vive ; le spectacle a été coupé, à diverses reprises, de salves d’acclamation. » 18.

La lettre que ce dernier adresse à son collaborateur quelques jours après la représentation reflète l’enthousiasme :

« Le rideau se lève, nous venons saluer. Un silence, puis, tout à coup, une rafale, une tempête d’applaudissements : le délire succède au silence. C’est la troisième fois que je connais cette impression qui prouve que l’on a passé la rampe, que l’on a su secouer le public. Je l’ai senti pour la première fois en dansant le Lac des Cygnes, avec Spesivtzeva ; la seconde fois, ce fut après le Fils prodigue, le dernier ballet que j’ai créé chez Diaghilev.

Au second lever de rideau, je vois la salle debout, des gens qui hurlent, électrisés. Il y a eu en tout quinze rappels – un triomphe sans précédent de la danse à l’Opéra. » 19.

Icare illustre donc la tentative de faire de la danse un art parfaitement autonome. Il n’était cependant pas possible de s’en tenir à cet essai, où la disparition totale des éléments mélodique et harmonique, associée à une réduction des moyens orchestraux pouvait faire de cet ouvrage une ébauche intéressante mais devant nécessairement être complétée. « Souviens-toi de ce jour : Icare est un départ pour l’éternité. (…) Nous assistons au début d’une ère nouvelle de la musique et de la danse », conclut Lifar 20.

1. Lettre à Arthur Honegger, Au service de la danse, p.33.

2. Lettre du 27 mai 1935, ibid, p.36.

3. Honegger termine sa partition le 30 août 1935.

4. Le Manifeste du chorégraphe, p.17.

5. Ibid.

6. « Le diaghilevisme » conservé tel quel ne pouvait plus alimenter la danse. L’expressionnisme le pouvait moins encore. Contre lui, je compris que la grande bataille esthétique était engagée : non pas pour des considérations personnelles ou de prestige pour l’Opéra de Paris, mais pour la danse elle-même, son avenir et son histoire, il était nécessaire de lutter contre cet expressionnisme, plein de qualités théâtrales sans doute, mais, à cause des facilités qui le sollicitaient, mortel pour l’essence de la chorégraphie. » (Ma vie, p.161.)

7. Le Manifeste du chorégraphe, p.27-29.

8. Dossier d’œuvre, Bibliothèque de l’Opéra.

9. Ma vie, p.161. Il ne semble pas que l’on puisse reprocher à Serge Lifar une quelconque exagération de ce phénomène. La critique pertinente d’André Levinson confirme en tous points l’impression du chorégraphe. « Jamais encore (écrit-il), pour faire une réussite de cette œuvre qui, malgré tout lui tient au cœur, le jeune maître n’aura dû résoudre de difficultés pareilles. (…) Or, le drame est moins dans le sacrifice de Natacha, les amours contrariés d’Olga, les tribulations de Serge, que dans la lutte du compositeur de danse avec le compositeur de musique, car nous voyons dans cet ouvrage le chorégraphe aux prises avec une partition récalcitrante, presque constamment réfractaire à la saltation, bien que sortie de la plume célèbre qui a signé le Pas d’acier et le Fils prodigue. Aussi devons-nous attribuer à une erreur d’esthétique l’inconsistance imprévue, déconcertante de l’écriture de M. Serge Prokofieff dans cette œuvre de sa maturité. Au lieu d’une articulation vigoureuse, une sorte d’agitation poly-rythmique fait que la musique cède sous les pas des danseurs comme une grève mouvante. Constamment, la trame se déchire, les thèmes tournent court, sans qu’un développement soutenu, qu’un chant continu des cuivres ou des cordes permettent au maître de ballet de dérouler harmonieusement les enchaînements logiques, accomplis, des mouvements et repos. Or, ce débit entrecoupé et terne du discours musical est délibérément – car, virtuose de l’orchestre, M. Prokofieff dispose d’une palette étincelante – estompé par une instrumentation maussade et pauvre, aux timbres criards ou plats. (…) La pièce ne finit pas ; elle s’arrête. C’était donc une gageure que de mettre en scène une œuvre méconnaissant à tel point la nature du spectacle de danse – et cela un lustre après Apollon-Musagète … » (Les visages de la danse, p.149-150).

10. « Sur quelles idées nouvelles j’ai conçu le Ballet ‘Icare’ », Comoedia, 2 juillet 1935.

11. La lettre que Lifar adresse à Rouché le 15 mai 1935 est à la fois comique et révélatrice du malentendu qui menace de s’installer : « Dali était ravi de collaborer avec moi et de travailler pour l’Opéra, mais, malheureusement, notre tentative n’a pas abouti. Hier, il m’a fait voir ses esquisses. Voici d’abord pour les décors : le rideau se lève avant la musique et découvre une toile très belle ; celle-ci se lève à son tour et démasque un rideau de fond, on ne peut plus ridicule, avec trente motocyclettes en marche. Pour les costumes : un Icare complètement nu, coiffé d’un énorme petit pain au lait, avec une mouche, au-dessus du front, sur un fil de fer. Vous voyez comme ce serait commode : adieu les tours et les pirouettes. J’aurais l’air d’un apprenti mitron ou bien d’un monsieur qui prend son apéritif et s’aperçoit tout à coup qu’il a une mouche dans son verre. Pour figurer les ailes, Dali m’a proposé une excellente paire de béquilles – pourquoi pas un morceau de vieux pneu sur le bout du nez ? Pour l’envolée d’Icare, je revêts les chaussures de Little Tich et je prends dans mes mains deux brosses de chiendent. A la fin du ballet, il propose que l’on fasse venir un prêtre installé dans un cercueil comme dans une périssoire, ramant avec une cuiller – pour ramasser Icare à la petite cuiller. J’étais stupéfait et ne savais comment me tirer de là ; il m’a répliqué qu’Eluard et Aragon étaient entièrement d’accord avec lui. Comme vous le voyez, mon cher Directeur, il ne m’est pas possible de partager la responsabilité d’une aussi ‘audacieuse bêtise’, bien que je passe pour un esprit révolutionnaire. » (Au service de la danse, p.34-35).

12. Ibid, p.37.

13. Ibid, p.33.

14. La lettre qu’il adresse à son ami le 15 juin 1935 porte la marque d’un indéniable enthousiasme: « J’ai entendu pour la première fois la partition, et j’en suis enthousiasmé comme tu le seras quand tu l’entendras à la prochaine répétition, où tu viendras, n’est-ce-pas comme tu me l’as promis ? Il résulte de ce martèlement continu du rythme dépouillé de toute fioriture mélodique, de cette fusion absolue avec la danse, un spectacle d’une sobriété et d’une intensité prodigieuses. Tantôt le volume sonore écrase par sa puissance, tantôt le demi-silence, le chuchotement de la musique accroît par un effet de contraste la portée dramatique du geste et son lyrisme corporel. Je suis sûr que nous allons triompher, quoi qu’en disent les musiciens qui ont entrepris contre nous une campagne sournoise. » (Ibid, p.37).

15. J.E. Szyfer est le chef d’orchestre qui dirigea Icare. Ayant aidé Honegger à orchestrer l’ouvrage, il était tout naturellement désigné pour signer à sa place. Il semble que ce soit Honegger lui-même qui ait proposé cette solution, Lifar ayant précédemment refusé de jouer ce rôle, comme en témoigne cet extrait de lettre du musicien au chorégraphe : « Je ne vois qu’un moyen de tourner la difficulté (car je ne veux pas blesser Rubinstein qui a toujours été chic avec moi, tu le comprends), c’est de demander à Szyfer de signer la partition. Puisqu’il était au courant de la chose et qu’il m’a même donné un coup de main et qu’il doit diriger, cela me semble tout indiqué. Parle-lui en et présente lui la chose comme un service qu’il me rendrait. Je lui en parlerai de mon côté, à moins que tu ne signes toi-même, ce qui, au fond, ne serait pas si mal. Tu sais qu’il y a beaucoup de compositeurs même en renom qui font orchestrer leur musique par d’autres sans pour cela céder leurs droits d’auteurs. » (Ibid, p.39).

16. « Lettre à Honegger du 28 juin 1935 », Ibid, p.39.

17. Gabriel Grovlez écrit : « Monsieur Lifar ignore sans doute que les chorégraphes des XVIIe et XVIIIe siècles (et même ceux du début du XIXe siècle), n’agissaient pas autrement. (…) Il y a une vingtaine d’années, alors que M. Jacques Rouché présidait aux destinées du Théâtre des Arts, il confia à Monsieur Jean d’Udine la mission de régler quelques danses pour Mme Trouhanova. M. d’Udine me donna un texte rythmique des danses qu’il voulait régler, texte sur lequel il me fut aisé d’écrire une partition entièrement musicale. » Il semble en effet, que la composition de musique de ballet sur des rythmes préétablis ait déjà été pratiquée, mais qu’elle utilisait de préférence des rythmes de danse tels que gavotte, menuets, etc. (« Que pensez-vous de la Danse sans musique », Comoedia, août-septembre 1935, Dossier d’œuvre, Bibliothèque de l’Opéra.) Alexandre Tansman souligne également sa propre participation à une entreprise de ce genre pour une danse d’Orphée, composée par Alexandre Sakharoff en 1924 sur un plan chorégraphique préétabli (Ibid.). Quant à la première manifestation dansée sans musique ou sur de simples bruits, c’est sans doute à Isadora Duncan et à Mary Wigman qu’on doit en attribuer le mérite : « A la fin des ballets, l’orchestre parti, Isadora Duncan dansait la Jeune fille et la Mort. » (Lisa Duncan, « Que pensez-vous de la Danse sans musique », ibid.) « Quant à Mary Wigman, elle faisait accompagner ses danses seulement de bruits rythmés, provoqués par des instruments barbares. Il en résultait une danse brutale et saccadée. » (Ibid.)

18. L’opinion, 15 juillet 1935, Dossier d’œuvre, Bibliothèque de l’Opéra.

19. Au service de la danse, p.41.

20. Ibid., p.42.